Le viaduc Polcevera, ou pont Morandi (du nom de l’architecte : Ricardo Morandi) sur lequel passe l’autoroute A10, s’est écroulé à Gênes, ce mardi 14 août à 11h40, de façon dramatique, et avec des conséquences catastrophiques. Le gouvernement italien fait état pour le moment, de 39 morts, 15 blessés et 440 réfugiés.
Les causes matérielles
Il traverse la rivière nommé Polcevera au dessus des quartiers Sampierdarena et Cornigliano. La construction du pont débute en 1963 et s’achève en 1967, et il est inauguré la même année en présence du président de l’époque, Giuseppe Saragat. Mais dès le commencement des travaux, le pont a toujours fait discuter sur sa solidité. Avec une longueur de 1182 mètres, une hauteur de 45 mètres et trois piles en béton armé faisant près de 90 mètres de hauteur, le pont a été édifié avec une structure mixte : béton précontraint pour le tablier et béton armé ordinaire pour les tours et les piles. Au cours des années, le pont a dû être soumis à de nombreuses interventions de maintenance.
« Le viaduc Morandi a immédiatement présenté divers aspects problématiques outre l’augmentation des coûts préventifs », expliquait Antonio Brencich, professeur associé de Constructions en béton armé à l’université de Gêne, dans un article pour Ingegneri.info, en 2016. « Encore au début des années 80, – expliquait Brencich – ceux qui traversaient le pont étaient contraints de faire face à soubresauts ennuyeux en raison des déplacements des structures du tablier, différents de ceux prévus lors de la phase de conception ».
Sans surprise, le 28 avril 2016, le sénateur Maurizio Rossi présente une question parlementaire sur la situation des routes à Gênes au ministre des infrastructures et des transports de l’époque, Graziano Del Rio (Partito Democratico). On y lit : « Récemment, le pont a été l’objet d’un inquiétant problème de joints qui ont rendu nécessaire une opération extraordinaire de maintenance sans laquelle le risque de sa fermeture était imminent ». En substance, il est clair que le pont Morandi était vétuste et dangereux. Et, évidemment, rien n’a été fait. Jusqu’à la tragédie d’aujourd’hui.
Une commission d’enquête a été ouverte pour tenter de déterminer la manière dont le pont s’est écroulé. Antonio Brencich, membre de la commission d’enquête a avancé une hypothèse sur les causes de l’écroulement : « La rupture d’un étai serait une hypothèse de travail sérieuse. La rumeur semble affirmer que l’effondrement a été déclenché par la rupture d’un étai et il y a des témoignages et des vidéos qui vont dans ce sens ». Et l’expert réfute toutes hypothèses liées à un éclair, comme évoqué dans les premières minutes qui ont suivi la tragédie : « La pluie, le tonnerre, le poids excessif sont des hypothèses infondées qui ne seront pas prises en considération ».
Des causes humaines
Pendant que la question se pose d’une éventuelle rupture de concession et donc de nationalisation des tronçons gérés par Autostrade per Italia [famille Benetton], quelques détails de nature économique et financière de certaines sociétés de capitaux commencent à émerger.
Autostrade per Italia est le vrai maître du réseau routier italien puisqu’il en gère environ 50%, avec des comptes absolument en ordre, capable selon une logique de marché de créer de la valeur. Les données du budget de 2017 parlent clairement : sur presque 4 milliards de chiffre d’affaires (200 millions en plus que pour 2016), le bénéfice net affleure le milliard d’euro. Ce qui revient à dire 25% du chiffre d’affaire. Un pourcentage énorme si on le compare avec celui d’une entreprise avec un capital similaire comme Enni (5%), Enel (5%), Luxottica (11%) ou FCA (3%) et qui prouve combien le secteur protégé des autoroutes est en fait une véritable poule au oeufs d’or.
Avec la bénédiction publique. Légitime, à ce point, de s’attendre à ce qu’une partie de cette valeur soit destinée au développement et à la croissance du secteur de référence. En effet, des investissements ont été fait : environ un milliard par an sur les 5 dernières années (2013 – 2017), pour « la sécurité, la maintenance et le potentiel du réseau », explique la société. Dommage qu’en allant dans les détails, pour les seules opérations de maintenance, le chiffre chute sensiblement : sur la même période, il a en effet été dépensé non 5 milliards mais 2,1 milliard d’euros. Somme importante certes, mais de toute évidence insuffisante pour garantir une sécurité minimale.
D’autre part, la firme Autostrade semble avoir bien d’autres priorités que d’assurer la maintenance sur son propre réseau. Par exemple, distribuer des dividendes conséquents : toujours sur la période 2013 – 2017, des coupons de 3,8 milliards d’euros ont été dégagés (le double du coût de la maintenance), et ont fini à la société mère Atlantia contrôlée par la famille Benetton et divers fonds étrangers.
Mais pas seulement. Avec les revenus (aussi) de son activité de concessionnaire, au cours des années, Atlantia a fait des achats dans le monde entier: de l’aéroport de Nice à Abertis (également dans le secteur autoroutier, [qui gère la SANEF en France]), en passant par Eurotunnel, la société qui gère le tunnel sous la Manche entre la France et la Grande-Bretagne, le shopping n’a jamais cessé !
D’autres alertes sur les infrastructures italiennes
L’état des infrastructures italiennes semblent ceux d’une nation à peine sortie d’une guerre dévastatrice. Et le CNR tire la sonette d’alarme : « La séquence d’écroulement des infrastructures routières italiennes a pris depuis quelques années un caractère préoccupant », explique l’Institution de technologie des constructions (ITC) du CNR [Conseil National des Recherches italien – NDT]. Onze ponts se sont entre autres effondrés sur les cinq dernières années, dont deux en Sicile et deux en Sardaigne.
Ce n’est pas une question de fatalité, les causes viennent principalement de l’obsolescence des infrastructures : « L’élément en commun est l’âge des infrastructures : une grande partie a dépassé 50 ans ce qui correspond à la durée de vie utile des ouvrages en béton armé réalisés avec les technologies disponibles d’après Guerre ». Les ponts sont les ouvrages les plus préoccupants : « Des dizaines de milliers de ponts en Italie – explique encore l’ITC – ont dépassé, aujourd’hui, la durée de vie pour laquelle ils ont été projetés et construits ». D’où la nécessité, souligne l’ITC, « d’une sorte de “plan Marshall” pour les infrastructures italiennes, basé sur la substitution d’une grande partie des ponts italiens par de nouvelles oeuvres caractérisées par une durée de vie de 100 ans ».
Traduction : Hélène Lechat
Sources : Il Giornale (le 17 août 2018)
Il Primato Nazionale (14 août, 15 août, 17 août 2018)
Crédit photos : DR
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