Dans la diplomatie des sommets, Trump a innové en inventant la médaille commémorative préventive. Avant même que le sommet ait eu lieu, la Maison-Blanche avait en effet émis une médaille d’un goût douteux qui avait fait réagir ironiquement sur Twitter où beaucoup dénonçaient le culte de la personnalité du président Trump et l’incroyable légitimité donnée à un dictateur en exercice.
Habituellement, une pièce commémorative est émise, comme son nom l’indique, pour célébrer un événement historique. Mais l’administration Trump avait décidé de frapper une pièce commémorative avant l’événement du 12 juin dépeignant en bleu-blanc-rouge les deux hommes de profil sur fond de leur drapeau respectif avec leurs noms et les mots « pourparlers de paix ». Trump y est désigné comme « président des États-Unis », Kim comme « leader suprême », alors que cela n’a jamais été son titre officiel. Kim Jong-un regarde dans les yeux Trump et semble positionné un peu plus haut que l’Américain mais son double menton est clairement visible alors que celui de Donald Trump est beaucoup plus ferme et que le président américain, le visage fermé, semble se pencher sur le Coréen d’une manière menaçante. Cette médaille préventive conforte en tout cas l’impression selon laquelle ce sommet n’est d’abord qu’un grand show, et non une vraie réunion diplomatique.
Guerre chaude, guerre froide ?
La guerre de Corée (1950-1953) a été la première « guerre chaude » de la Guerre froide. Elle en a illustré les logiques et accéléré la cristallisation des deux blocs en Asie et dans le reste du monde. Depuis cette date, la péninsule, au cœur d’un continent ultra-nucléarisé, est un des pivots majeurs de la géopolitique internationale, à la croisée d’enjeux nationaux, régionaux et internationaux qui se mêlent plutôt qu’ils ne se rejoignent mais qui surtout font l’objet de multiples calculs de part et d’autre de la ligne de front. Effectivement comme le titrait Le Figaro il y a quelques heures, la Corée du Nord n’est pas l’Iran. Trump y espère son prix Nobel de la Paix mais peut-être aussi plus secrètement la fin d’un monde, celui des États-nations à l’esprit identitaire.
Les deux Corées, derniers états nationalistes et identitaires
Au sortir de la guerre, la République de Corée du Sud, dont le PIB est alors comparable à celui de Haïti et dont la capitale Séoul n’est qu’à 60 km de la frontière de la RPDC (République populaire démocratique de Corée), entame un développement économique spectaculaire, porté par de puissantes réformes internes menées par un État fort, des investissements massifs venus des États-Unis puis du Japon, soutenues par la puissance des conglomérats, les chaebols, et permises par une discipline sociale toute confucéenne. Aussi le pays s’est-il hissé en quelques décennies à la 11e place mondiale même si le développement économique a tardé à se traduire par une démocratisation. Celle-ci est effective depuis 1987 mais toujours fragile car la « menace du Nord » a longtemps légitimité le maintien d’un pouvoir fort. Les Coréens du Sud ont aussi construit une forte consanguinité entre élite politique et économique qui a favorisé un haut degré de corruption (c’est l’affaire en 2017 qui a conduit à la condamnation de l’héritier de Samsung et à la destitution de Park Geun-hye).
Au Nord, Kim II-sung placé par l’Armée rouge a fondé un régime, certes inspiré du modèle soviétique stalinien, mais plus solidement ancré dans la glorification d’une identité coréenne et dans la mémoire de la résistance au Japon. Il construisit son régime sur l’idéologie « néo-fasciste » des partisans, ces soldats de la résistance ayant combattu avec lui l’armée nipponne en Mandchourie dans les années 1930 et qui avaient été forcés de se replier en Sibérie dans les années 1940 les érigeant en modèles de courage, de volonté et d’abnégation pour la nation toute entière. De fait, la grande famine des années 1990, qui a, selon les estimations, emporté plus d’1 million de personnes, a été présentée comme une nouvelle « marche forcée », les victimes devenant les dignes descendants des héros fondateurs de la patrie. Cette conception de l’État est construite autour de l’idéologie du juche, à la fois rêve d’indépendance et d’autosuffisance qui instaure une « voie coréenne vers le socialisme » pour faire de la nation et non du prolétariat le sujet et le moteur de l’histoire. La mise en œuvre de ce « national-socialisme » coréen passe dès lors par le non-alignement systématique (ni sur l’URSS, ni sur la Chine), l’autarcie, le maintien d’un système de terreur concentrationnaire et le culte exacerbé du chef et désormais d’une lignée : celle des Kim. À la mort de Kim II-sung en 1994 lui succède ainsi son fils, Kim Jong-il. Depuis 2011, c’est son propre fils, Kim Jong-un, qui incarne la nation en tant que chef suprême et fait régner la terreur à coup de purges jusque dans sa propre famille.
L’historique du dialogue inter-coréen
Les deux Corée ont, de manière régulière, toujours tenté de dialoguer. Dès 1972, elles signent un accord de réconciliation, de non-agression et de coopération. Puis, elles entament un dialogue plus soutenu à la fin de la Guerre froide sous l’impulsion du président sud-coréen Roh Tae Woo (1987-1992), ce qui permet en 1991 l’entrée des deux pays à l’ONU. Mais c’est surtout sous le mandat de Kim Dae Jung (1997-2002) que se déploie la Sunshine Policy qui aboutit au sommet inter-coréen de l’été 2000 à Pyongyang annonçant la mise en œuvre d’une réunification coréenne, mais dans un délai non précisé, puis l’ouverture de relations économiques qui se concrétisent par l’exploitation conjointe du site touristique des monts Kumgang et l’ouverture en 2002 de la zone industrielle commune de Kaesong (fermée en 2016). Mais le dialogue nord-coréen ne survit pas à l’échec des pourparlers à six États (Corée du Nord, Corée de Sud, États-Unis, Japon, Russie et Chine) débutés en 2003 pour résoudre les questions de sécurité posées par le programme nucléaire nord-coréen et à la reprise des tensions entre les deux États autour de leurs frontières maritimes (torpillage par l’armée nord-coréenne d’une corvette de la République de Corée en mars 2010). Il est rompu en 2013 mais conservé par des tractations secrètes suivant les hauts et les bas des incidents sur la frontière mais surtout des tirs de missiles nord-coréens, véritables pions d’échecs et objets de calculs stratégiques de la Corée avec Washington mais en réalité sous le couvert intermédiaire de la Chine que les États-Unis encerclent petit à petit depuis la fin des années 80.
La Corée du Sud a repris le dialogue depuis l’automne 2017. Elle le fait par pacifisme et dans la volonté d’aboutir à long terme à une réunification des deux Corée qu’en réalité personne pour l’instant dans la région ne souhaite vraiment pour des raisons économiques aussi bien que géopolitiques (trop grandes disparités et problèmes futurs d’un exode de population à gérer).
Le développement de la Corée du Nord ou la perestroïka à l’envers
Le régime nord-coréen a connu depuis une quinzaine d’années un développement singulier qui lui a permis, dans le cadre toujours aussi strict du juche, d’entamer une modernisation économique. Au cœur de cette croissance figure le programme nucléaire, à la fois instrument de puissance géopolitique et économique, seule assurance-vie du régime dont la doctrine de dissuasion nucléaire est inscrite dans sa Constitution depuis 2013. Le deuxième pilier du développement nord-coréen est l’ouverture aux investissements étrangers. Longtemps construit autour de l’autarcie, le régime nord-coréen s’est progressivement entre-ouvert.
C’est la politique d’ouverture à la chinoise lancée par Deng Xiaoping qui a été la source d’inspiration pour les Kim plutôt que les réformes brutales menées par Gorbatchev en URSS à partir de 1986. D’ailleurs, c’est après une visite en 1983 de la zone économique spéciale de Shenzhen que Kim Jong-il décide de signer en 1984 une première loi sur les investissements étrangers qui permet l’ouverture en 1991 sur le territoire nord-coréen de la zone économique spéciale de Rason, destinée à attirer les capitaux chinois venus profiter d’une main d’œuvre abondante, éduquée, disciplinée et aux salaires trois à six fois moins élevés qu’en Chine. Sur ce modèle, d’autres zones sont ouvertes, à l’image du site touristique du Mont Kŭmgang géré par le sud-coréen Hyundai-Asan, et de zones industrielles comme celles de Kaesŏng au Sud et de Siniuji ouverte en 2001 près de la frontière chinoise au nord-ouest. Toutes fournissent au régime des transferts de technologie, des devises nécessaires à son financement et délestent l’État du paiement de milliers de travailleurs (textile, petite mécanique) pris en charge en réalité par les entreprises chinoises. Ces investissements étrangers entraînent de facto des réformes économiques internes (2013) et du coup, la naissance d’un secteur privé, certes limité mais réel. Dans les campagnes, si la terre reste propriété de l’État, les « équipes » de production peuvent désormais conserver environ 70 % de leurs récoltes. Dans l’industrie, les gérants ont le droit d’acheter et de vendre à des prix fixés par le marché. Et même si l’ONU estime qu’un tiers des 24 millions de Nord-Coréens sont encore sous-alimentés, principalement dans les campagnes du Nord-Est, une bourgeoisie commerçante et industrielle se développe, à côté de l’ancienne élite politique et militaire du régime, ce dont témoigne la hausse du prix de l’immobilier dans la capitale, de très beaux appartements atteignant désormais les 100.000 euros. Ces « nouveaux riches » du système contribuent à renforcer d’ailleurs le régime car ils doivent leur richesse aux Kim et ils craignent avant tout toute idée de réunification avec la Corée du Sud qui leur ferait perdre dans l’immédiat leur prospérité nouvelle.
Le nucléaire, assurance-vie du système
Le programme balistique et nucléaire du régime a été central dans le développement économique car il a provoqué un effet d’entraînement économique de tout le pays en le mettant aussi à l’abri de tout changement de régime par l’effet de la dissuasion nucléaire. Ce programme est développé depuis la fin des années 1970 à partir de missiles soviétiques (Scud-B de portée de 300 km) et renforcé à la fin des années 1980 avec l’aide d’ingénieurs soviétiques d’abord, puis certainement pakistanais, iraniens et, plus récemment, la fourniture de moteurs de fusées russes, via l’Ukraine qui ont permis au pays de faire de spectaculaires progrès en matière de missiles (tirs de 2016-2017). En 1998, la RPCN effectue son premier lancement de missile au-dessus du Japon ; en 2006, son premier essai nucléaire souterrain. Depuis, le pays a procédé à la mise en orbite d’un satellite (2016), à une vingtaine de nouveaux tirs de missiles qui ont désormais la capacité de viser directement le Japon, la Corée du Sud et les possessions américaines du Pacifique et à cinq essais nucléaires, le dernier le 9 septembre 2017 (bombe H ou bombe A gonflée). Si des doutes subsistent sur la capacité de miniaturiser la bombe au point de la faire porter par un missile, sa puissance nucléaire est désormais incontestable.
Ce programme garantit la survie d’un régime qui cherche à faire reconnaître de facto son statut de puissance nucléaire. Les destins de Saddam Hussein et surtout de Khadafi qui avait – erreur monumentale – accepté d’abandonner leur programme nucléaire confortent historiquement la justesse des choix nord-coréens. Dans un monde régi que par des rapports de force, la puissance ne se discute pas et l’arme nucléaire est la meilleure assurance-vie d’un régime banni, considéré comme un rogue state, un Etat-voyou, jugé différent face à l’Occident blanc et universaliste, porteur de la dictature du bien et du sens progressiste de l’Histoire. En interne, chaque tir nord-coréen a aussi été l’occasion de réaffirmer la légitimité du régime en réactivant, au sein de la population, la haine du Japon et des Etats-Unis, principales cibles visées à chaque fois par les essais.
Parce qu’il avait à la fois besoin d’une pause pour se développer et de moments de tensions pour conforter le sentiment nationaliste de son identité, le régime a organisé, depuis sa sortie en 2003 du Traité de non-prolifération (TNP) auquel il avait adhéré en 1988, la succession quasi-métronomique de périodes de tensions, marquées par des provocations incessantes (tirs de missiles, essais nucléaires) et de moments d’apaisement (acceptation des pourparlers à six, rencontres diplomatiques de haut niveau). La présence de Donald Trump à la tête d’une « Amérique forte de nouveau » et la construction de systèmes régionaux complexes et rivaux en Asie depuis plusieurs décennies expliquent aujourd’hui la nécessité d’une rencontre directe en face-à-face avec l’ « ennemi » direct. Mais pourquoi aujourd’hui et maintenant ?
En fait diplomatiquement, la Corée du Nord n’a jamais été aussi isolée qu’on le subodore
Elle a toujours disposé de partenaires avec lesquels elle commerçait plus ou moins légalement des matières premières (les pays africains par exemple) mais également en contrebande (l’Ukraine, l’Iran) des savoirs et des composants militaires pour lesquels les différents essais servent aussi d’arguments de vente (Syrie, Iran, Birmanie). Elle a enfin bénéficié surtout si ce n’est de l’appui direct, d’une protection de facto de la part de ses grands voisins chinois et russes.
Pour la Russie, la Corée du Nord est un pion vital dans la perspective de son tournant géopolitique eurasiatique. Si, dès sa naissance, la Fédération de Russie reconnaît officiellement la Corée du Sud – ce que n’avait jamais fait l’URSS – et rompt toute aide à la Corée du Nord, cette dernière retrouve avec Vladimir Poutine un allié indirect par l’idéologie eurasiatique. En effet, même si le dirigeant russe condamne systématiquement tout nouvel essai nord-coréen et tente aussi de se rapprocher de la Corée du Sud, plus intéressante économiquement, Moscou cherche aussi à promouvoir une « solution pacifique », n’acceptant les sanctions de l’ONU de la fin de l’été 2017 que du bout des lèvres et refusant d’aller plus avant, même après l’essai de début septembre d’une bombe H. Ce soutien, même timide, à la Corée du Nord s’explique par la volonté de Vladimir Poutine de poursuivre sa politique de défense face à un Occident déstabilisateur et arrogant mais aussi de protéger les investissements russes effectués depuis le début des années 2010 à la frontière russo-coréenne, longue de 300 km. Ces investissement russes ont été engagés dans l’optique décisive pour la Russie de développer sa façade Pacifique et de consolider son ancrage asiatique. Ainsi, alors que la Corée du Nord s’ouvre et cherche à capter des devises, des projets russes sont esquissés comme la construction d’un gazoduc acheminant le gaz russe vers la Corée du Sud, via le Nord (encore à l’état de projet) ou la modernisation des chemins de fer coréens. En 2012, la Russie avait annoncé l’effacement de 90 % de sa dette avec la Corée du Nord de 11 milliards de dollars (8,4 milliards d’euros). Enfin, plusieurs accords de main d’œuvre ont été signés avec la Russie permettant à celle-ci de disposer, à faibles coûts sociaux et salariaux, d’une main d’œuvre coréenne sur les chantiers de construction des stades de la Coupe du Monde de football de 2018.
Trump n’est donc pas fou. Avec la Corée du Nord, il sait bien que c’est le Pacifique dans son ensemble, le nouveau « pivot américain du monde » depuis Obama qui est en jeu avec en ligne de mire la Russie certes mais surtout la Chine. Davantage que la Russie, c’est la Chine qui constitue le meilleur atout du régime de Kim Jung-un, bien que les liens soient cependant marqués d’une grande asymétrie – la Corée dépendant à 90 % de la Chine pour son énergie, à 80 % pour ses biens de consommation et à 40 % pour les produits alimentaires. D’ailleurs, n’oublions pas que Kim Jung-un avait ouvert son règne en décembre 2013 par l’élimination des partisans d’une plus grande intégration à la Chine, à commencer par son propre oncle, Chang Song-taek.
Néanmoins, vue de Pékin, la Corée du Nord est essentielle
Elle appartient au cercle de ce que l’on appelle en chinois « les barbares cuits » (c’est-à-dire partiellement acculturés), vassalisés et constituant un rideau défensif autour de son Empire, la protégeant surtout d’un face à face direct avec l’ennemi-allié américain. Et si l’attitude belliqueuse de Pyonyang a agacé parfois Pékin qui est également à portée de tir des missiles lancés, c’est sur un avion d’Air China que le président coréen serait arrivé à Singapour ou tout du moins escorté par un chasseur chinois. La Chine fournit à la Corée du Nord les matières nécessaires à son développement, à commencer par des minerais (charbon) et des terres rares, comme l’autre voisin vassalisé de la Chine, la Mandchourie. Cette solidarité est en outre entretenue par des ethnies coréennes vivant en Chine dans la région frontière. Ici la ville de Dandong, à 6 heures de train de Pékin, par laquelle transite 70 % du commerce entre les deux pays via le Pont de l’amitié et dans laquelle la Chine a investi plus de 3 milliards de dollars, occupe une place centrale et constitue une faille certaine dans les sept trains de sanctions déjà votés à l’ONU, y compris pour celles votées le 5 août, établissant l’interdiction pour la Corée du Nord d’exporter son charbon, son plomb, ses minerais et ses produits issus de la pêche.
Certes dans le cas russe comme chinois, la Corée du Nord n’a pas d’alliés au sens militaire mais elle a su construire, par le chantage et par l’intérêt, un système diplomatique solide qui la protège à moyen terme et finalement l’a protégée, lui a permis de rejoindre le clan réservé, le salle VIP, des puissances nucléaires mondiales. En particulier, le pouvoir nord-coréen sait que la Chine ne tolérerait pas un effondrement économique et politique de sa dictature qui pourrait laisser place à une vague de réfugiés et à une réunification avec la Corée du Sud, réunification qui non anticipée la placerait dans un face-à-face militaire direct avec les États-Unis. L’équilibre de la Chine avec la Corée du Nord et de celle-ci avec les Etats-Unis est donc pour Pékin un équilibre subtil qu’il faut tenir mais surtout rendre durable, la confrontation directe avec les Etats-Unis n’étant pas encore au programme !
Ainsi derrière la rencontre de Singapour et la résolution de la question coréenne sont engagées des problématiques qui interrogent surtout les rapports de force régionaux et mondiaux animés par la rivalité entre la Chine et les États-Unis, à la fois sur les plans militaires et commerciaux. Dans ce jeu, il en va autant de la sécurité mondiale que surtout des équilibres asiatiques, toujours menacés par la poursuite de la nucléarisation du continent. Significatif à ce titre est l’échec du G7, la déloyauté effective de Trudeau et de Macron face au protectionnisme américain et d’une certaine manière l’indifférence hautaine des Etats-Unis face à ses alliés. L’enjeu est dorénavant ailleurs. L’Europe se défendra seule et islamisée. L’avenir commercial du monde se joue ailleurs en Asie mais aussi en Afrique pour la bataille des matières premières.
Il est d’ailleurs un autre pays, qui semble bien oublié dans toutes ces histoires secrètes de partage du monde américano-chinois : c’est le Japon, pourtant directement visé par les missiles coréens, le Japon qui accueille encore plus de 40 000 soldats américains sur son territoire. En fait, le Japon vit maintenant plus que jamais dans l’inquiétude d’un possible et toujours probable désengagement américain du pays annoncé par Donald Trump au début de son mandat lorsqu’il prônait l’isolationnisme. C’est le propre de l’Amérique : elle n’a pas d’amis mais que des intérêts et elle est capable d’abandonner ses alliés d’hier aussi rapidement qu’elle s’en approche (voir le Qatar). Le Quai d’Orsay aujourd’hui fanatiquement atlantiste mériterait bien de le méditer sur fond de départ des grosses entreprises françaises d’Iran. Le Japon en tout cas a compris la leçon : il ne cesse de moderniser son armée, et a entamé depuis 2013 une profonde réforme de sa doctrine militaire via la nouvelle « Stratégie de sécurité nationale ». Elle s’est traduite en 2015 par le passage d’une doctrine de sécurité fondée sur l’autodéfense individuelle à une doctrine d’autodéfense collective qui permet désormais au Japon de venir en aide à des pays alliés et de fonder une défense autonome.
Pivot de la politique de containment de la Chine, la Corée du Sud est elle aussi une base avancée de l’armée américaine. Depuis 1953, l’armée étasunienne entretient dans le pays son deuxième plus important contingent en Asie après le Japon. Sept bases réparties sur tout le territoire accueillent 20 000 soldats qui multiplient depuis plusieurs années des manœuvres communes avec l’armée sud-coréenne sur le continent et en mer de Chine en réponse aux provocations nord-coréennes mais aussi chinoises. Le lancement d’un missile intercontinental par Pyongyang début juillet 2017 avait conduit le président américain à installer immédiatement en Corée du Sud le système THAAD (Terminal High Altitude Area Defense), déjà déployé en Alaska, à Guam, et à Hawaï qui permet d’intercepter des missiles à courte portée.
Qu’apporte donc la rencontre sur médiatisée de Singapour ? La reconnaissance officielle de la Corée du Nord comme puissance nucléaire avec pour enjeu celui désormais d’éviter la prolifération du savoir nord-coréen vers d’autres États ou organisations contestant l’ordre « international » à savoir le désordre américain.
Il s’agirait d’éviter la nucléarisation du continent asiatique alors qu’au Japon, le sujet n’est plus désormais tabou et on s’étonne même qu’il ne soit pas mis au premier plan. On ne parle donc que de dénucléarisation alors qu’on s’avance lentement mais sûrement en tout cas vers la militarisation croissante de l’Asie et de tout le Pacifique et c’est bien cette affirmation de la présence américaine dans la péninsule coréenne qui inquiète la Russie et la Chine. Fidèle à l’eurasiatisme, la Russie semble chercher une balance of power qui la conduit à se rapprocher du Japon. Le jeu chinois est lui à la fois plus limpide et plus brutal, Pékin n’ayant pas hésité à appliquer à la Corée du Sud les mêmes sanctions que celles déjà utilisées pour tenter de faire plier Taïwan. En réponse à l’installation du THAAD, les touristes chinois ont été incités en 2018 à ne plus se rendre dans la péninsule et les importations en provenance du « pays du matin calme » sont freinées. Hyundai Motor a d’ores et déjà constaté une chute de 48 % de son bénéfice net au deuxième trimestre 2017 le forçant à arrêter plusieurs de ses usines car derrière toute cette politique des sanctions s’engage partout sur la planète une lutte économique à mort menée en réalité contre une Chine de plus en plus conquérante. Contenir l’emprise américaine en Asie contre la promesse d’un apaisement mondial et la neutralisation du régime nord-coréen est pour l’instant la carte chinoise négociée durement face à Trump. Et pour la première fois depuis 2014, la marine chinoise ne participera pas cette année aux grandes manœuvres américaines du Rim of The Pacific (RIMPAC)
Il y a au coeur des débats de la rencontre de Singapour la question de la dénucléarisation, que Washington veut “complète, vérifiable et irréversible” et sur laquelle le Nord n’a pas véritablement dévoilé son jeu sauf à réclamer la dénucléarisation complète de toute la péninsule, difficilement acceptable pour les Etats-Unis. Pékin est présente en coulisses à Singapour parce qu’elle continue aussi de militariser la mer de Chine méridionale en y installant des capacités d’interdiction et de déni d’accès (A2/AD), voire en y déployant des moyens offensifs, comme en témoigne le récent envoi de bombardiers H-6K et le renforcement en équipements militaires sophistiqués de tous les îlots. Pékin revendique fièrement maintenant sa souveraineté sur la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale, une région stratégique car elle est le carrefour de routes maritimes essentielles au commerce mondial, en plus de receler d’importantes ressources naturelles.
Si Kim Jong Un passera sans doute un accord avec Washington sur le gel des tirs de missiles balistiques, éléments clé du programme nucléaire nord-coréen et Donald Trump jubilera et parlera publiquement d’un “merveilleux dialogue”. La Corée du Nord a en effet tout intérêt à continuer sur la voie du pays raisonnable, stratégie qui lui permet de conforter ses liens avec la Chine, avec laquelle deux sommets ont été organisés entre le président Xi Jinping et Kim Jong-un, ces dernières semaines, (seuls cas de voyage à l’étranger de Kim). C’est peut-être du coup le lien Etats-Unis / Séoul qui en prend un coup. Il y a pourtant un abîme qui sépare les deux parties américaines et coréennes à la recherche officielle, l’une et l’autre, d’une «dénucléarisation». Pour les Américains, il s’agirait d’obtenir la renonciation, vérifiable et irréversible de la Corée du Nord à son arsenal nucléaire et d’en faire un exemple contre l’Iran. Pour les Nord-coréens, il ne s’agirait que d’un gel, d’une immobilisation de cet arsenal, contre la renonciation américaine à la protection de son allié de Séoul – la fermeture de son parapluie nucléaire – sans parler (pourquoi ne pas se servir au passage?) d’une aide économique. Cette conception nord-coréenne de la dénucléarisation est soutenue, notons-le, par la Russie et par la Chine. Elle renvoie aussi au problème israélien, non signataire du traité de non prolifération.
Si le problème du nucléaire nord-coréen reste entier, c’est tout simplement qu’il n’y a plus de moyen de le résoudre. Kim Jong-un voulait se doter d’une force de dissuasion nucléaire qui non seulement ait une fonction militaire : il l’a. Avec cette arme, il souhaitait obtenir une reconnaissance de l’État nord-coréen comme une des grandes puissances militaires du monde, ainsi que des avantages économiques – en l’occurrence une aide alimentaire, énergétique et la levée des sanctions votée par le Conseil de sécurité. On n’en est pas là à Singapour mais pas très loin.
En fait, derrière la rencontre avec Donald Trump, il y a aussi la porosité excessive de la frontière nord-coréenne avec la Chine qui rend caduque toute politique des sanctions américaines, ce qui relance toutes les suppositions du rôle qu’a joué la Chine pendant ces semaines de négociation. Il est finalement difficile de comprendre ici le jeu chinois très subtil qui se joue au Nord mais on a tout de même parfois l’impression que le président américain a été dupé par les Chinois qui ont longtemps laissé croire qu’ils souhaitaient forcer la Corée du Nord à renoncer à son arsenal nucléaire alors qu’ils souhaitaient au mieux un gel de ses armes, un gel payant pour eux dans les équilibres des forces du Pacifique. Trump aurait aimé sans doute introduire une certaine division entre Pyongyang et Pékin : c’est apparemment un échec. Les dirigeants chinois demeurent au grand dam des Etats-Unis les juges de paix de la région.
L’Amérique n’est plus en effet tout à fait depuis 2017 et son échec en Syrie le gendarme du monde et même si la Corée du Nord est loin d’être la marionnette de la Chine, la Chine a réaffirmé par ses rencontres avec Kim son rôle fondamental dans la gestion des tensions inter coréennes tandis que la guerre commerciale avec les Etats-Unis a renforcé ces calculs dans l’intensification de la compétition stratégique avec Washington et la préparation d’une guerre peut-être plus ouverte demain en Afrique.
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