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Justice. L’étrange humanisme pénal des Lumières

Par Éric Delcroix, juriste, essayiste et écrivain ♦ Xavier Martin, professeur émérite d’histoire du droit à l’Université d’Angers vient de publier un nouvel essai, Beccaria, Voltaire et Napoléon ou l’étrange humanisme pénal des Lumières*. L’ouvrage ré-explore le bouillonnement des Lumières, de la Révolution et du bonapartisme quant au droit pénal en pointant les contradictions qu’il voit chez les uns et les autres.


Le professeur Martin critique la traduction sollicitée par l’abbé Morellet (Lausanne, 1766) du Traité des délits et des peines (Milan, 1764) du rénovateur du droit pénal que fut Beccaria et recommande une nouvelle édition bilingue**. Il oublie toutefois celle de Chaillou de Lisy (Paris, 1773), semble-t-il fidèle, que j’ai faite mienne.

Le lecteur trouvera dans l’ouvrage du professeur Martin de très intéressants rappels sur les errements des acteurs des Lumières et de la Révolution, comme une mise en garde contre les passions idéologiques. Il est bon de rappeler en effet que Robespierre était, jusque courant 1792, contre la peine de mort, avant de s’abandonner à la passion qui fera de lui le Puceau sanguinaire que l’on sait.

Mais, pour intéressant qu’il soit pour l’honnête homme, l’exercice a ses limites, celles de l’esprit réactionnaire (attention aux passions…). Même « vues de droite », les Lumières ne sont pas réductibles à la Révolution et réciproquement.

Au-delà de ses principes faux, les Lumières, au contraire de la Révolution, ont adouci les mœurs judiciaires, aussi est-ce sous leur influence que Louis XVI mit fin à la question préparatoire (1780), c’est-à-dire de la torture judiciaire. Parfois, dit la sagesse populaire, le diable porte pierre…

Droit pénal et éthique de l’intention

Le professeur Martin accorde, à juste titre, une grande importance à l’intention, mais ses choix philosophiques le font peut-être passer, pour le juriste, à côté de la question.

Il ne suffit pas d’être choqué par l’acquittement de Turreau par le Tribunal révolutionnaire, parce que ses intentions étaient révolutionnaires, et constater que, de son côté Carrier a été condamné et exécuté, parce que ses intentions étaient jugées mauvaises… Car, que condamne-t-on : l’assassinat des civils innocents ou l’intention qui préside au massacre ? Les communistes ont longtemps dit que celle de Staline, irénique s’il en fut, l’innocentait de ses pires méfaits.

En présence d’un acte criminel, la question est-elle l’auteur a-t-il voulu l’acte (ce que l’on appelle le dol) ou pourquoi a-t-il voulu l’acte ? Bref, l’intégration du mobile, gros de partialité, dans la constitution formelle de l’infraction ou l’acte simplement voulu.

Grâce au Traité de Beccaria et à l’utilitarisme de Bentham (presque du positivisme avant la lettre), Napoléon nous a doté d’un code pénal (1810) exceptionnel, qui fit école, aspirant à l’impartialité par son refus de l’inquisition des consciences. Pourtant l’utilitarisme et le positivisme, si décriés de nos jours, portent en droit pénal la vieille image populaire : la carotte ou la bâton. S’agissant de l’Empereur, « la transcendance est absente évidemment » se désole Xavier Martin. Je dirais plutôt  heureusement !

Intention et neutralité axiologique du juge

A partir de 1810 l’intention criminelle est objectivée et répond à la question susmentionnée, l’auteur a-t-il voulu l’acte (le dol) et non pourquoi l’a-t-il voulu, sauf en matière de trahison où le mobile de servir l’ennemi est incontournable (ce qui relève du politique et non de la politique pénale). Le système a fonctionné jusqu’en 1972, si l’on met entre parenthèses les lois dites « scélérates » de 1894, précisément car elles incluaient formellement le mobile anarchiste dans la définition de l’infraction.

En 1972, la loi Pleven, dite antiraciste, va inclure le mobile discriminatoire dans certains délits. Un acte en soi licite (refus d’une prestation par exemple) va devenir un délit au regard du mobile discriminatoire. Depuis les lois Lellouche (2002) et Perben II (2004) on a généralisé ce procédé d’inquisition des consciences, faisant du mobile discriminatoire un cas d’aggravation des crimes et délits. Auparavant, et depuis 1810, seuls des éléments objectifs, matérialisés, pouvaient constituer de tels cas.

Nos arrières pensées relèvent de nouveau de la justice et le souvenir de Beccaria s’efface. Pour le nouvel ordre moral, il en va des crimes et délits comme des péchés qui changent la nature de l’acte selon la disposition d’esprit du sujet (cf. les sept vices capitaux). Le juge Beaupère avait demandé à Jeanne d’Arc si elle était en « état de grâce »… Tout plaideur maintenant doit justifier de son état de grâce antiraciste. La transcendance, si opportunément absente de l’esprit de Napoléon, est de retour au Prétoire…

Issue de l’utilitarisme matérialiste et du positivisme, la neutralité axiologique du juge a mauvaise presse. Même, et peut-être d’abord, chez Xavier Martin, mais a-t-on une autre garantie contre les passions néo-révolutionnaires de nos contemporains perdus de moralisme anti-discriminatoire ? D’un côté les méchants (vous et moi professeur !), dont on condamne la « haine », de l’autre les parangons de l’ordre moral, procureurs, militants de la LICRA ou des droits de l’homme. Professeur, malgré l’intérêt intellectuel et historique de votre livre, que peut-on faire contre le Bien auto-proclamé ?

Le nouvel ordre moral a rouvert les portes de l’enfer et ce n’est pas la faute à Voltaire.

Éric Delcroix

Source : Polemia

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