Mémorial de l’esclavage de Nantes : des vitres coûteuses

Nombre d’architectes livrent des bâtiments pensés pour un prix d’architecture, mais pas pour la maintenance courante. Ainsi du palais de Justice de Jean Nouvel où il faut une nacelle pour changer les ampoules de la salle des pas perdus.

Autre exemple, le Mémorial de l’esclavage, pour lequel la mairie de Nantes vient de lancer un appel d’offres visant à remplacer huit des vitres qui le surplombent, sur le quai de la Fosse. Mais il ne s’agit pas de remplacer un simple carreau cassé, c’est au contraire un exercice technique de haut vol.

DIUO Memorial Esclavage Ingenio2012 by Breizh Info on Scribd

Ce qui est sûr, c’est que le mémorial ne sera pas remis en état pour le 10 mai prochain, l’appel d’offres, limité à 600.000 € HT, courant jusqu’au 31 mai. Sur le papier, ça paraît pourtant simple : il s’agit de remplacer huit vitres, les « lames n° 8, n°19, n°35, n° 36, n° 41, n°46 ,n°140 et N° 144 », d’après le cahier des clauses techniques particulières. Ces vitres sont essentiellement situées sur la droite de l’ouvrage (côté centre-ville) et six des huit sont dans le garde-corps qui fait saillie sur le quai.

Là où ça se complique très nettement, c’est dans le Dossier d’intervention ultérieure sur l’ouvrage (DIUO) rédigé par l’italien Ingénio Group qui a construit le dit « écran en verre de dimensions 92x9m » (divisé en vitrages hauts et bas) sur le quai, en vue des réparations ultérieures. Au contraire de la charpente métallique qui porte les vitres – et permet de faciliter leur pose et dépose sur laquelle « aucune intervention ultérieure » n’est prévue.

Aucune vitre n’est identique, et ce n’est guère mieux pour les profils

Le blog la Méforme d’une ville l’a lu en entier. Or la conception de l’ouvrage ne facilite en rien les réparations. Comme le dit pudiquement le DIUO, « l’ouvrage est une construction en verre et en acier de type non conventionnel, le projet a été développé à mesure et ses composants ne sont pas standard ». Cet « élément de sculpture sans autre fonction que celle de garde-corps » est en effet fait de « vitrages feuilletés composés de verres avec différents traitements de surface, entre lesquels des textes en miroir, dont le complexe constitue un effet artistique recherché ».

Et des tas de problèmes. Premier : aucun vitrage n’est identique : si leur hauteur est la même, leur largeur varie de 1,565 m à 2,720 m ; donc le poids et la surface varient aussi.

Second : à chaque vitrage est collé un profil inox, qu’Ingenio conseille de refabriquer à chaque fois, afin d’éviter deux opérations de levage délicates, une pour enlever l’ancien vitrage, l’autre pour mettre celui qui le remplace. Or, pour le refaire, Ingenio conseille de « consulter les plans de collage VEC série vvv inclus dans les fiches de production des vitrages et individuer les codes de production et les quantités nécessaires des profils ». En plus, ces profils sont différents selon les panneaux (page 12), avec cinq types différents.

Recours obligatoires aux fournisseurs d’origine… très loin de Nantes

Mais encore ? Troisième problème : pour les matériaux spéciaux, il est fortement conseillé de recourir aux fournisseurs d’origine, à savoir « Arcon (Allemagne) [réalisation du coating magnitronique pour le texte sérigraphié], Cricursa (Espagne) [vitrages et intercalaires], Dow Corning Europe (Belgique), Rubbersil (Italie) [joints], AGC Glass (Belgique) [verre réfléchissant], Dekormat Glass (Espagne) [verre avec effet voile réalisé par traitement à l’acide léger], Carpenteria Carena (Italie) [profils en inox] », liste La Méforme d’une ville. Et le même mastic de collage – à savoir le « DC933 gris » de Dow Corning et rien d’autre, à moins de devoir refaire les essais de résistance aux chocs et de compatibilité chimique… Le tout appliqué par « un fournisseur agréé chez Dow Corning ».

On remarquera l’absence de fournisseur local, sinon français – bien que les compétences et les fabricants de produits similaires existent. Même problème que pour de nombreuses restaurations d’éléments du patrimoine – le château d’Ancenis par exemple – où l’on constate un fort décalage entre la volonté affichée de faire vivre les entreprises locales ou nationales, et le recours massif à des prestataires fort éloignés ou des fabricants étrangers.

Vitrages avec le texte : réalisation difficile, planification impossible

Quatrième problème : la réfection prévoit de remplacer deux vitrages avec des inclusions de texte. A l’époque déjà, leur réalisation avait posé de sérieux problèmes : la première inauguration en décembre 2011 avait été reportée suite à des malfaçons sur lesdites lames de verre, la seconde avait eu lieu quatre mois plus tard avec des lettres dont le contrepoinçon était noirci de façon aléatoire, probablement suite à des polices de caractère mal vectorisées – le fameux défaut qui avait valu plus tôt le décalage de l’inauguration ?

Or la réalisation ne va pas être très simple, relève le DIUO, et ce même si les verres doivent être faits chez le fournisseur d’origine, Cricursa : « Les cadres pour cotiser les graphiques sur les plaques sont stockés chez Arcon (en Allemagne). Il faut vérifier que le cadre soit encore utilisable et s’accorder avec le fabricant pour le délais minimal de production, normalement les industries qui réalisent le coating [magnetronique] doivent contrôler leur planning de production et vérifier pour quelle date est prévue la première « campagne de coating » avec le métal en objet à déposer sur le verre . En autre mot, il n’est pas possible demander un seul vitrage d’urgence sur commande ».

Et pour la planification, c’est pire encore : « ce n’est pas évident établir exactement les temps de fabrication, en particulier pour les verres avec texte, parce qu’ils vont dépendre de plusieurs facteurs strictement lié au producteur des vitrages et du coating ». Le guide prévoit tout de même « entre 3 à 4 semaines » pour un vitrage haut, « si l’approvisionnement du vitrage extraclair, du verre traité à l’acide et du verre réfléchissant ne causent pas de problèmes et si les profils inox peuvent être livrés ». Idem pour un vitrage bas sans texte. En revanche, pour un vitrage avec texte, compter « quatre à huit semaines » au bas mot (page 32).

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Un puzzle à ne manipuler qu’à marée basse par calme plat sous le soleil

Cinquième problème : les verres sont organisés par modules, et montés les uns à la suite des autres dans chaque module. Si bien que pour remplacer une vitre, il faut démonter ses voisines (page 25 du DUIO) et les stocker à proximité sur des chevalets – bien protégées pour ne pas tenter les casseurs. Ainsi, pour un panneau bas endommagé à droite d’un module, ce sont trois autres vitres qui doivent être démontées, soit une journée et demie pour organiser la substitution, avec une organisation rodée (page 31). Sans oublier les « panneaux caillebottis empêchant l’accès aux fixations des verres » pour les panneaux hauts, et « le profil de finition pied de façade » pour les panneaux bas. Amateurs de puzzle hyper-fragiles, bienvenue !

Sixième problème : pour la pose et la dépose, il faut une équipe de poseurs spécialisés – trois à quatre pour un panneau bas, deux à trois pour les panneaux du haut (page 26), une marée pas trop haute – et à fortiori pas de crue – sinon le bas des verres inférieurs est inondé, pas de pluie ni de vent.  Sans oublier les joies du glissement des panneaux sur la charpente, détaillée en schémas dans les pages 33 à 47 du DUIO, avec camion-grue, cales, élingue, palan, grue, ventouse ; bâches, plus « des outils spécifiques laissés à Nantes Métropole après le chantier » dont un « instrument Rollon » ad hoc pour caler et faire glisser les panneaux bas en L. Le tout sur des zones qui n’acceptent qu’une surcharge limitée. Derrière le garde-corps, le dallage de 20 cm d’épaisseur « permet la circulation occasionnelle de véhicules de poids total roulant autorisé limité à 19 T ». Et devant jusqu’au bord du quai, le dallage ne fait que  12 cm d’épaisseur et ne permet qu’une surcharge de 500 kilos au m².

Bref, tout est prêt pour un nouvel accident industriel. Un de plus pour un mémorial qui a coûté presque 8 millions d’euros aux nantais,  auxquels s’ajoutent le nettoyage, et hors maintenance des bassins et nettoyage des graffitis – le site étant régulièrement tagué. Et l’installation de 12 caméras – dont dix dans la galerie – cependant bien peu efficaces contre les divers vandales qui se sont attaqués au monument depuis 2012.

Louis-Benoît Greffe

Crédit photo : DR
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