Avant d’ouvrir son livre, Le Lambeau,[1] assurez-vous d’avoir le cœur bien accroché et la proximité d’un « haricot » d’hôpital ou d’une cuvette pour vous libérez l’estomac sans éclabousser vos vêtements – terrifiant.
En 500 pages, vous entrez dans la résurrection d’un blessé de guerre à qui une balle de kalach’ islamique a broyé la mâchoire, les joues, la langue, les dents et le goût des choses. Vous rirez parfois car Philippe Lançon nous prouve que l’humour inclut d’abord son auteur, mais vous pleurerez plus souvent – de vrais sanglots – tant est poignant ce qu’il raconte dans un français de haute culture, loin du bafouillis qui fait la gloire de nos « petites lanternes » chères à Jules Renard.
Description de départ, alors que pompiers et policiers s’affairent à dénombrer les morts, avant midi, le 7 janvier 2015, rue Nicolas-Appert, dans un immeuble de Paris, XIe, qui abrite Charlie : « A la place du menton, de la partie droite de la lèvre inférieure, il y avait non pas exactement un trou, mais un cratère de chair détruite et pendante qui semblait avoir été posé là par une main de peintre enfantin, comme un pâté de gouache sur un tableau. Ce qui restait de gencive et de dentition était mis à nu et l’ensemble – cette union d’un visage aux trois quarts intacts et d’une partie détruite – faisait de moi un monstre. »
Recroquevillé, simulant la mort pour éviter le coup fatal asséné par « une paire de jambes noires » après une brève salutation à un dieu imaginaire, ses yeux au ras du parquet s’ouvrent sur la cervelle de son voisin, Bernard Maris, qui s’anime telle une étoile de mer. Il est « exfiltré » comme blessé de guerre.
C’est le récit d’un long séjour de 283 jours, du 7 janvier au mois d’octobre 2015, entre les hôpitaux de la Salpêtrière et des Invalides, où il expérimente cette petite note prise par lui, » Rien de ce qui est n’est »… la veille de son « assassinat », le 6 janvier. Sa reconstruction passe par dix-sept interventions chirurgicales, menées pour la majorité par une fée-chirurgienne, l’étrange « Chloé », et une équipe où abondent ces femmes admirables, infirmières et aides soignantes de toute origine. On notera aussi l’influence de la musique de Bach, très présente, ainsi que la lecture et relecture de Proust et de ses grands-mères dont il va rechercher l’exemple. Il aperçoit les larmes de son père, qui fut militant de l’Action française. Il est soutenu par son frère, Arnaud, par ses trois ou quatre femmes successives, et par toute sa famille au complet, resserrée autour de ce journaliste qui ne peut plus parler et communique exclusivement avec des mots rapides écrits au « feutre » sur ces « ardoises » qui ne sont plus en ardoise.
Julien Gracq disait que pour lire Stendhal, il fallait avoir pratiqué au moins le collège tant le style demandait de ne pas se perdre en route. En ce sens, Philippe Lançon ne déroge pas, et c’est ce qui fait sa grandeur. Il nous livre un texte qui nous tient en éveil, la bouche sèche, le gosier noué. A chaque page, ou presque, il nous ramène sur terre, dans la banalité des épreuves qu’il endure. Avec la précision d’un entomologiste, il dissèque la situation qui lui impose des règles de vie et de survie. « J’avais tissé mon cocon de petit prince patient, suintant, nourri par sonde et vaseliné autour d’un frère, de parents, de quelques amis et des soignants. Je ne voulais plus sortir du cocon, je m’en sentais incapable. La seule idée de quitter l’enceinte de l’hôpital m’effrayait. Ce n’était pas le lieu où j’étais tout-puissant : c’était le lieu où mon expérience était vivable. »
Mais… « cela pesait un nouveau problème, nouveau pour moi : comment faire pour ne pas devenir « vendeur » de cette expérience ? Comment ne pas l’utiliser comme un hochet, une marque, un produit d’appel ou un signe de reconnaissance, mais, au contraire, pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d’isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu’à en déposséder celui (Philippe Lançon, lui-même) qui l’avait vécue – ou subie. »
Bonne lecture.
MORASSE
[1] Le Lambeau, Gallimard, 512 pages, 21 €.
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