Au moment où l’avenir de l’Europe semble de nouveau se jouer en Méditerranée, le livre que vient de publier Alain Blondy, Le monde méditerranéen, 15 000 ans d’histoire, s’impose pour mieux comprendre les enjeux de notre époque. Un ouvrage majeur, à lire et à faire lire.
Alain Blondy, dans une grande synthèse dont il a le secret, y retrace l’histoire du monde méditerranéen de la préhistoire à nos jours. Ce creuset de la civilisation vit, tour à tour, s’élaborer la pensée antique qui constitua la philosophie, le droit et le politique, puis le monothéisme donnant naissance aux trois religions révélées : judaïsme, christianisme, islam.
Longtemps poumon économique de l’Occident, la découverte des océans le rétrograda dans un rôle plus secondaire avant de se trouver à nouveau au cœur de l’humanité par l’expansion des nationalités, le triomphe de la révolution industrielle et le choc des empires.
En appréhendant le monde méditerranéen dans un « temps long », en équilibrant les points de vue occidentaux et orientaux, Alain blondy met en évidence l’érosion empires, les enjeux des frontières et les récentes tensions politiques et religieuses. Une synthèse limpide et ambitieuse qui permet de comprendre le rôle et l’importance du monde méditerranéen au centre des événements historiques qui modèlent et bouleversent le Proche-Orient, l’Europe et l’Afrique du nord.
Professeur émérite à la Sorbonne depuis 2013, Alain Blondy a enseigné 40 ans à Paris IV-Celsa. Il a abordé principalement deux thèmes : l’histoire du monde méditerranéen en se focalisant plus spécialement sur Malte, Chypre et la république de Gênes, et l’histoire de la pensée politique en Europe, principalement aux XVIIIe et XIXe siècles.
Nous l’avons interrogé sur cet ouvrage appelé à faire date.
Breizh-info.com : Pourrait-on dire que cette riche synthèse sur l’histoire du monde Méditerranéen est une forme de conclusion sur une grosse partie des recherches que vous avez menées depuis le début de votre carrière ?
Alain Blondy : Assurément. La prise de recul n’est possible qu’après de longues années de recherches et de réflexion. Tant que l’on travaille sur une période ou un lieu, il est très difficile d’avoir une vision synoptique de l’ensemble. Avec le temps et l’usage, tout semble plus clair et faire une synthèse devient bien plus facile.
Breizh-info.com : La Méditerranée. Il semblerait qu’il y ait une constance à travers les siècles, c’est qu’une partie du destin du monde (et principalement du nôtre) s’y joue perpétuellement. Pouvez vous revenir sur quelques dates fondamentales avec nos lecteurs ?
Alain Blondy : Le monde occidental s’est forgé sur les rives de la Méditerranée. Même s’il n’en est nullement le propriétaire, contrairement à ce que souvent il a voulu croire, son destin s’est noué là. Sans remonter au paléolithique et à la migration de l’homo sapiens, ce fut de Mésopotamie que naquit vers – 15 000 ce qui fut sans doute la plus grande révolution humaine, la révolution néolithique : l’homme apprit à cultiver et à élever son bétail ; il se fit sédentaire et construisit les premiers lieux de vie communautaire qui nécessitèrent, au bout d’un temps certain, des règles permettant le vivre ensemble. Ce fut dans l’Athènes du VIe siècle que naquit la loi et dans celle du Ve siècle que se développa la démocratie. Au Ier siècle, dans un judaïsme à la recherche de son authenticité retrouvée, se développa le judéo-christianisme, d’abord dans la diaspora juive hellénisée puis dans le monde païen. À la fin du IVe siècle de notre ère, l’empereur Théodose fit du christianisme la religion officielle de l’empire romain. Ce fut grâce à lui que la romanité perdura alors même que l’empire chancelait. Le christianisme occidental assura l’intégration des nouveaux pouvoirs d’origine germanique, tandis que le christianisme oriental forgeait l’identité byzantine.
Lorsqu’au VIIe siècle apparut la troisième religion révélée, l’islam, qui constitua l’aire culturelle du sud méditerranéen, celui-ci ne put s’implanter là où le christianisme s’était greffé sur les institutions de l’antiquité romaine. Aux alentours de l’an 1000, alors que le repli de l’Occident s’estompait, le monde musulman se morcelait. Le premier se lançait dans ce qui devint le progrès, le second s’enferrait dans un fixisme qui dénaturait le vecteur de modernité qu’il avait été aux siècles précédents. Les croisades, autant entreprises religieuses que de conquête, eurent, entre le XIe et le XIIIe siècle, un effet accélérateur sur la modernisation de l’Occident. Le renouveau économique d’alors suscita le commerce lointain, la banque, les grandes découvertes, l’innovation technologique mais aussi l’ébranlement du vieux tissu social féodal.
Aux XIVe et XVe siècles l’Occident européen avait creusé son avance et il colonisa les Amériques et commerça avec l’Extrême-Orient. Aux XVe et XVIe siècles, l’irruption ottomane dans les Balkans, en Anatolie, au Proche-Orient et dans le nord de l’Afrique, combinée avec les grandes découvertes, fit que la Méditerranée cessa d’avoir un rôle majeur, sans pour autant perdre de son utilité économique. Du XVIIe au XIXe siècle, les États européens, de plus en plus dépendants de la liberté du commerce, cherchèrent à se débarrasser de la gêne que constituaient les corsaires ottomans. Dès lors, de 1830 à 1918, l’idée fixe fut de dépecer l’empire ottoman puis de se rendre maître des régions arabes (en Asie) ou berbéro-arabes (en Afrique du nord) que les Turcs avaient colonisées depuis trois siècles.
Breizh-info.com : Votre ouvrage n’est pas rédigé du côté occidental seulement, mais aussi du côté oriental. C’était important de décrire ces deux visions du monde à travers les siècles ?
Alain Blondy : La Méditerranée ressemble à un coquillage. Si l’on veut qu’il reste vivant, il faut lui conserver ses deux valves. En revanche, si l’on veut le servir à l’unique usage d’être ingéré facilement, une seule valve est nécessaire ! L’européocentrisme a le plus souvent marqué l’historiographie occidentale, comme si la Méditerranée était une mer uniquement européenne et occidentale. Or elle ne le fut jamais, même au meilleur moment de l’unité impériale romaine. À force d’être persuadés que cette mer intérieure est le pédiluve des touristes occidentaux, les Européens font aujourd’hui mine de découvrir que cette carte postale peut être ravagée par la pauvreté, la faim, l’intolérance.
Breizh-info.com : Avec la chute de la Libye, avec la marche de migrants africains vers l’Europe, avec les tensions en Algérie et en Orient, la Méditerranée semble de nouveau aujourd’hui être le terrain d’un moment clé, pour de nombreux peuples et de nombreuses civilisations. Quid ?
Alain Blondy : La Méditerranée a toujours été un espace de mouvement comme elle a toujours été une tentation pour les conquérants qui y ont rêvé d’unité. Elle n’apparut calme que lorsqu’elle était dominée, pour un temps, par une puissance : l’empire romain, les califats de Damas puis de Bagdad, le sultanat ottoman, la colonisation occidentale. Ce faisant, sous ces apparentes chapes protectrices, les véritables identités locales et régionales ne purent pas se forger une histoire politique et, à chaque fois qu’elles ont émergé, l’absence d’une culture du pouvoir, l’inexistence d’une classe moyenne suffisamment forte pour soutenir un régime modéré ont laissé le champ libre au chaos des ambitions et au désordre de la corruption.
Breizh-info.com : Quel est le pays ou la région, autour de cette mer, qui vous a le plus séduit. Serait-ce Malte, dont vous avez traité dans de nombreux ouvrages ?
Alain Blondy : S’il y a un pays qui symbolise la Méditerranée dont nous sommes les héritiers, c’est la Grèce. Pas la Grèce des îles, faux paradis pour vacanciers, mais la Grèce continentale, âpre et dure, burinée par l’Histoire, où sont nés les mythes qui ont fait notre culture et les événements qui ont créé notre civilisation. Au risque de froisser mes amis maltais, Malte n’a eu de véritable rôle qu’à l’époque néolithique où elle fut, sans doute, l’un des plus grands centres de pèlerinage pour les marins de cette époque. Après, elle ne fut qu’une petite île de l’archipel sicilien, même lorsque Charles Quint la donna en fief, en 1530, aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Alors ce furent eux qui lui conférèrent une importance.
Breizh-info.com : Une question plus technique, plus personnelle : comment est-ce que l’on bâtit une synthèse finalement aussi courte évoquant des siècles et des siècles d’histoire. Quelle méthode utilisez-vous ?
Alain Blondy : Quand j’étais étudiant, j’avais du mal à comprendre le « saucissonnage » de l’histoire en tranches souvent hermétiques les unes par rapport aux autres. De surcroît j’ai toujours été effaré par l’orgueil des générations qui semblent avoir découvert la martingale du bonheur ou de l’efficacité en prenant des mesures qu’elles croient sans lien aucun avec celles qui les avaient précédées. En revanche, j’étais très sensible aux témoignages de continuité, comme les inscriptions du Louvre : « François Ier l’a inauguré, Napoléon III l’a achevé », ou la fresque du Panthéon où l’on voit Clovis précéder saint Louis, lui-même précédant Henri IV suivi de Louis XIV puis de Louis XVIII. Alors, il n’y a pas de recette pour bâtir une synthèse, il faut la concevoir comme une continuité. Il n’y a pas d’année 0 ni d’an I, car même les adversaires d’hier deviennent les successeurs de ceux qu’ils ont remplacés. Aussi bien, il ne faut pas rechercher le plus grand commun diviseur mais le plus petit commun multiple. Ainsi on peut voir l’URSS de deux façons : soit une rupture totale d’avec la Russie tsariste, soit sa continuité avec un schéma politique rénové, la dictature du prolétariat ayant remplacé une autocratie usée, et avec un opium du peuple non plus religieux mais idéologique, le marxisme-léninisme s’étant substitué à l’orthodoxie. L’histoire n’est alors plus une mer en furie où des vagues gigantesques troublent de temps en temps la sérénité du monde, mais au contraire une langue de magma en fusion, avançant lentement mais inexorablement, détruisant et lissant les utopiques constructions des hommes.
Breizh-info.com : Y a-t-il des ouvrages, des films, que vous conseilleriez particulièrement au sujet de la Méditerranée ?
Alain Blondy : Il y en a tellement. Je mettrais à part le film de Pasolini, Médée, avec Maria Callas dans le rôle principal. Pasolini, pour traduire la confrontation entre le monde grec, incarné par Jason, et le monde « barbare » de Colchide (la Géorgie actuelle) où se trouvait la Toison d’Or, avait choisi, en illustration sonore, de la musique et des chants du Japon et d’Afrique. Le baroque pasolinien traduisit à merveille ce premier ébranlement des Grecs vers des contrées inconnues, prodrome de la constitution de notre civilisation.
Propos recueillis par Yann Vallerie
Alain Blondy – Le monde méditerranéen, 15 000 ans d’histoire, Perrin – 23,50€
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