Pourquoi l’application Telegram a-t-elle été bloquée en Russie ?

Depuis le 16 avril, la messagerie cryptée Telegram est bloquée en Russie par l’agence de contrôle des télécoms russes Roskomnadzor. Plus de 20 millions d’adresses IP ont été bloquées – perturbant même les clouds de Google et d’Amazon. Motif officiel: la messagerie cryptée refusait de transmettre ses clés de chiffrement aux services de renseignement (FSB).

Des djihadistes du monde entier se réunissent et font leur propagande en effet sur les canaux Telegram. L’Iran a à son tour bloqué l’application, tandis que la France prévoit de la bannir dans les administrations et cabinets ministériels pour la remplacer par une messagerie sécurisée d’Etat, en cours de développement et basée sur le logiciel open source Riot.

Cependant Telegram est resté accessible pour la plupart de ses utilisateurs russes, qui utilisent des VPN ou des proxys pour s’en servir, comme l’a relevé le fondateur de la messagerie Pavel Dourov sur Twitter. Mieux, l’application a commencé à rémunérer en bitcoins les sites, VPN et autres proxys actifs sur le territoire russe.

Est-il encore possible de bloquer administrativement un service web… ou le bitcoin ?

Depuis son « blocage », le trafic vers Telegram depuis la Russie a augmenté de 27% en une semaine, du 9 au 16 avril, et le nombre de téléchargements de l’application sur Android a doublé, relève le média américain en langue russe Radio Svoboda. De plus Pavel Dourov a estimé sur Vkontakte que le blocage de Telegram était « dangereux pour la sécurité nationale russe car une partie des données personnelles des russes passera d’une plateforme neutre vis-à-vis de la Russie à celles, contrôlées par les USA, que sont WhatsApp et Facebook ». Le lancement concomittant au grand public de la messagerie TamTam, proche par ses fonctions et son apparence de Telegram, liée à Mail.ru et soutenue par les autorités russes, a aussi capoté. Et ce du fait de blocage massif d’adresses IP par RoskomNadzor afin de lutter contre… Telegram.

Bref, la bataille des administrations russes contre Telegram semble être le pendant russe des frappes de Trump, May et Macron sur la Syrie : ça coûte cher et c’est complètement contre-productif.

De son côté, l’Ukraine avait déjà tenté au printemps dernier de bloquer Vkontakte – l’équivalent russe de Facebook – en vain, puisque les créateurs du réseau social russe y ont intégré un proxy pour permettre à leurs utilisateurs ukrainiens d’y accéder. De quoi faire réfléchir tous les états qui souhaiteraient bloquer un service web, centralisé ou non… ou pourquoi pas, dans un avenir proche et au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent le bitcoin, les autres crypto-monnaies ou les bourses qui permettent de les convertir et les échanger.

Les projets crypto de Telegram, la vraie raison du blocage ?

Cependant selon le média russe RBC, repris par le média spécialisé dans l’actualité des crypto-monnaies Bitnovosti, ce sont les projets de Telegram d’établissement d’une plateforme avec une crypto-monnaie qui ont provoqué l’ire du régulateur russe, et non l’absence de transparence sur les clés de chiffrement.

Le 18 avril, un membre du 12e centre du FSB, Roman Antipkin, a adressé un message à ses collègues, explique RBC. « Chers collègues ! L’histoire n’a rien à voir avec les clés [de chiffrement] et le terrorisme ! Pavel Dourov a décidé de devenir un nouveau Mavrodi. S’il arrive à lancer sa crypto-monnaie, nous aurons en Russie un système financier incontrôlable. Et ce n’est pas un bitcoin réservé à des spécialistes, ce sera simple, efficace et sans contrôle. C’est une menace contre la sécurité du pays : tout l’argent issu du trafic d’organes, des drogues, le blanchiment passera par la crypto-monnaie de Pavel et lui il dira qu’il n’y est pour rien ».

L’intéressé a démenti ses propos, mais l’authenticité de la lettre a été confirmée par plusieurs sources au sein de l’institution. Pavel Antipkin fait référence à deux choses différentes. La messagerie a levé, en deux ICO privées – ce qui lui permettait de choisir ses investisseurs, la bagatelle de 1.7 milliards de dollars entre fin 2017 et début 2018 – une ICO est une levée de fonds en crypto-monnaie. Cette ICO record a propulsé la somme levée par les ICO au premier trimestre 2018 à 6.3 milliards de dollars, soit 118% du total levé en 2017 – cela dit, même sans Telegram, la somme totale atteint 4.6 milliards de dollars en un trimestre, soit 85% des sommes levées sur toute l’année 2017.

Or, lors de ses ICO, Telegram a émis une crypto-monnaie, le Gram. Celle-ci est très demandée et son cours pourrait encore monter. Beaucoup d’investisseurs traditionnels ont participé à cette ICO – ceux-là n’espèrent « que » un profit de 100% en un an, alors que les crypto-investisseurs tablent sur un profit dix fois supérieur à leurs investissements, en un an, ce que permet la grande volatilité et l’agiotage autour des crypto-monnaies. Pavel Dourov avait déjà annoncé vouloir développer une plateforme-blockchain, le Telegram Open Network, pour utiliser le potentiel de croissance du Gram.

Le souvenir cuisant de (feu) Sergey Mavrodi

Le membre du FSB fait aussi mention d’une autre affaire qui a laissé de très mauvais souvenirs tant aux officiels qu’à nombre d’investisseurs russes. Au début des années 1990, le financier Serguey Mavrodi (décédé le 26 mars 2018) a monté en Russie une pyramide de Ponzi, MMM, qui s’est effondrée en laissant près de 15 millions d’investisseurs sur le carreau. Mavrodi a profité de la non-régulation postérieure à l’effondrement de l’URSS pour monter son système – il y en avait cependant bien d’autres (Khoper-Invest, Vlastilina, Selenga, Tandem, Tibet, Chara pour les plus grosses)

Le système de Ponzi de Mavrodi se distinguait cependant des autres. Après avoir tenté en vain de se lancer en politique pour gagner l’immunité parlementaire (1994-1996) et avoir été jugé et emprisonné en Russie (2003-2007), il est sorti et a continuer à faire d’autres pyramides, notamment MMM-2011 en ex-URSS puis MMM-Global avec des centaines de milliers d’investisseurs escroqués en Asie du sud-Est, aux Caraïbes et en Afrique, surtout en Afrique du Sud, Zimbabwe et au Nigeria où 2.4 millions d’investisseurs ont été escroqués.

En 1993 Serguey Mavrodi émet des « billets MMM » qui ressemblent aux billets bancaires soviétiques encore en circulation, avec son portrait dessus – ainsi, il contourne l’interdiction d’émettre des actions que lui infligent les autorités russes, en pure perte. Pour contourner la loi interdisant les émissions de faux billets, ceux-ci étaient donnés en qualité de « souvenir » contre un « don en argent » à MMM.

A partir de 2011 ses pyramides sont centrées autour d’une crypto-monnaie, le « MMM-dollar » ou « Mavro » dont le cours ne fait que monter, de 20% par mois pour les investisseurs habituels et 30% par mois pour les recruteurs – évidemment comme dans tout système de Ponzi, les paiements sont faits grâce à l’entrée de nouveaux pigeons. En 2017 le Mavro a été transformé en cryptomonnaie dans le cadre d’une nouvelle pyramide de Ponzi.

Pour les Russes, l’impact de la pyramide de Ponzi MMM a été radical – tandis que le nom même de Mavrodi est devenu synonyme d’escroquerie, le MMM les a conduit – au prix de fortes pertes pour beaucoup de gens, à investir leur argent avec plus de précaution et à se former rapidement au « capitalisme sauvage » des années 1990. Néanmoins l’important nombre d’investisseurs lésés dans les années 1990 était aussi concomitant avec la forte précarisation de la population suite à l’effondrement de l’URSS.

Louis-Benoît Greffe

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