La revue Conflits publie un numéro consacré au soft power américain, aux séductions et aux manipulations outre atlantique. Nous vous proposons à ce sujet de lire l’éditorial du directeur de la revue, Pascal Gauchon.
Méfiez vous des rêves
Les États-Unis sont tellement vastes que chacun peut y trouver quelque chose à aimer et quelque chose à détester. L’économie libérale ? Les inégalités ? La peine de mort ? Le patriotisme ? La libéralisation du cannabis ? Le Black Caucus ? Manhattan? Le Vieux Sud? La route 66 ? L’individualisme ? Les évangélistes protestants ? Les contestataires et les utopistes de la côte Ouest ? Le « politiquement correct » ? Steve Bannon? Obama ? Trump? Roosevelt ? Reagan ? Cochez les cases qui vous conviennent.
D’une certaine façon il existe cinquante « rêves américains », autant que d’États fédérés, ou deux, autant que les grands partis qui alternent au pouvoir, ou des milliers, autant que les artistes et les créateurs qui ont sculpté les différentes facettes du soft power des États-Unis.
Ainsi, comme l’explique Régis Debray, les États-Unis nous prennent par en haut et par en bas, par la haute culture comme par les McDo et les jeans. Ils nous séduisent par les principes qu’ils ont proclamés en 1776, par leur mode de vie et par leur littérature, par leur modernité et par leur conservatisme, par leur pragmatisme et par leur idéalisme, par leur capacité à assumer le rôle de gendarmes du monde comme par leur projet de planète harmonieuse et bien gérée. Le soft power américain nous étreint et nous enveloppe de toute part. Il est si vaste que l’on ne peut y échapper. À moins d’utiliser le soft power contre le soft power, comme le font ceux qui se réfèrent à Obama pour accabler Trump ou comme le faisaient ceux qui dénonçaient la guerre du Vietnam à grands coups de sitting, de happening et de flower power.
Il faut donc parler d’une panoplie de soft powers antagonistes. Un problème : les contradictions qui les opposent ne risquent-elles pas de rendre difficile la mission exceptionnelle que se donnent volontiers les Américains : construire chez eux une cité idéale avant de la faire triompher à travers toute la planète.
Il n’en est rien. D’abord parce que la source de ces soft powers est unique, elle se trouve dans la Déclaration d’Indépendance de 1776 et les trois droits qu’elle proclame : la liberté, la sûreté et la recherche du bonheur. On peut les interpréter de façon différente, la recherche du bonheur peut être individuelle ou collective. Les démocrates se réclament d’un « rêve américain » pour tous, l’« honnête médiocrité » que prônait Jefferson ; les républicains préfèrent la réussite individuelle des meilleurs, les self made men qui pourront s’enrichir sans limites. Deux rêves, ou plus, mais dans le même lit.
Car, fondement des soft powers américains, le rêve n’est pas une douce songerie. Il est utilisé par l’administration qui a tendance à confondre ses idéaux avec ses intérêts. Aussi active-t-elle les différentes facettes du soft power afin de soutenir sa politique. Qu’il faille penser en termes de soft powers et non d’un soft power unique ne la gêne pas, au contraire. On parlera aux nationalistes d’extrême droite ukrainiens de principe de nationalité et aux libéraux européens de l’union qui transcende les pays, aux anciens colonisés d’indépendance et aux alliés de « bonne gouvernance » fixée par Washington, aux riches de propriété et aux pauvres de mobilité sociale. Entre les mains des différents gouvernements américains, le soft power n’est qu’une arme qu’ils mettent au service de leurs objectifs. Il s’agit de faire rêver… les autres. Afin de les endormir ? Il ne faut pas croire aux rêves, même s’ils ont traversé l’Atlantique.
Pascal Gauchon
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