Dans le cadre de son émission Répliques, une des rares qui pourrait justifier le slogan « France culture, l’esprit d’ouverture « , Alain Finkielkraut recevait ce samedi 17 mars Serge Michaïlof et Stephen Smith sur le thème : « Migrations : faut-il avoir peur de l’Afrique? »
Serge Michaïlof, chercheur à l’Irisl – Institut de relations internationales et stratégiques -, a été l’un des directeurs de la Banque mondiale et le directeur des opérations de l’Agence française de développement. Il a fait ses études en France (HEC, licence de sociologie et doctorat d’économie) et aux États-Unis (MIT). Il a mené sa première mission de longue durée en Afrique en 1968. En 1992/93 il était conseiller technique au cabinet de la ministre de la coopération Mme Avice. Avant de rejoindre l’AFD en 1975, il a passé six ans à préparer et évaluer des projets de développement dans une société d’ingénierie, la SATEC dont il a dirigé le bureau d’études, travaillant essentiellement en Amérique latine, en Asie du Sud, au Maghreb et au Proche Orient. Pendant une carrière de quarante-cinq ans consacrée au développement des pays du Sud, il a ainsi travaillé dans 65 pays sur tous les continents.
Administrateur du Conseil des investisseurs français en Afrique (CIAN), il a publié en 2015 chez Fayard Africanistan : l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?.
Stephen Smith est américain. D’abord correspondant en Afrique pour l’agence Reuters et RFI, il est entré au service Afrique du quotidien français Libération en 1986. Il en est devenu responsable en remplacement de Pierre Haski. En 2000, il a pris la direction du département « Afrique » du journal Le Monde ainsi qu’à partir de 2002 le poste de chef adjoint du service « Étranger ». Début 2005 il a quitté ses fonctions au journal Le Monde. Actuellement il enseigne les études africaines à l’université de Duke (USA).
Dans Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt, il soutient que les Africains sont en majeure partie responsables des malheurs que connaît leur continent. Pour Yves Gounin, Stephen Smith « décrit une réalité sombre sans s’en délecter » et choisit de mettre les Africains face à leur responsabilité. L’ouvrage s’est attiré une réaction Négrophobie Réponse aux « négrologues », journalistes françafricains et autres falsificateurs de l’information. par l’écrivain sénégalais Boubacar Diop et les présidents successifs de l’association Survie, Odile Tobner et F.X. Verschave.
Il vient de publier chez Grasset La ruée vers l’Europe : la jeune Afrique en route vers le vieux continent
A ces deux vrais connaisseurs des réalités africaines, Alain Finkielkraut va introduire ainsi le débat : » Si tant d’Africains quittent et quitteront en plus grand nombre encore, leur continent, c’est que les promesses de l’indépendance n’ont pas été tenues. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Pour évoquer l’échec de la coopération et les enjeux de la migration Sud-Noir et cet exode massif qui se profile « .
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Une situation apocalyptique
Les deux invités vont décrire une situation apocalyptique. Ils insistent en premier sur la démographie africaine : 150 millions en 1930, 1,7 milliard actuellement, 2,5 milliards prévus pour 2050 soit une multiplication par 17, du jamais vu auparavant. Pour eux, cette évolution est le fruit de la culture africaine qui considère les enfants comme une richesse et comme un atout dans le jeu des relations sociales. A l’exception partielle de l’Afrique du nord, la transition démographique n’a pas eu lieu contrairement à de nombreux pays d’Asie. Pire, certains comme le Niger voit leur taux augmenter. La baisse de la mortalité infantile accentue le phénomène. Il faudra au moins 2 ou 3 générations pour inverser la tendance.
Or, ce sujet a été ignoré par les gouvernants de ces pays comme par ceux des pays européens. De plus, quand l’un d’eux l’aborde, comme Emmanuel Macron lors de son récent déplacement sur place, il est critiqué pour faire du néo-colonialisme.
Pour répondre aux besoins et, au minimum, maintenir le niveau de vie, il faudrait une croissance à 2 chiffres. Il est impossible pour les gouvernements de faire les investissements d’infrastructure – électrification, eau, assainissement – indispensables. Les deux tiers des villes sont des bidonvilles. Cela ne crée pas les conditions favorables à un tel décollage même si quelques pays – le Cameroun, la Côte d’Ivoire – pourraient y arriver. L’Ethiopie, devenu un pays sous-traitant de l’industrie chinoise, est en train d’y parvenir mais son cas n’est pas reproductible. D’ailleurs, les Éthiopiens ne se considèrent pas comme des africains.
« En quel temps record, un navire négrier dans un port ouest africain se remplirait de volontaires au départ? «
Il en résulte que la solution pour les jeunes hommes, les plus dynamiques et capables de réunir les 2 à 3000 euros nécessaires, est l’aventure de l’émigration vers l’Europe. Avec les téléphones portables, ils ont toutes les informations et peuvent comparer leur situation à celle des européens. En particulier, ils savent que les aides sociales seront là pour les aider, une fois arrivés. Il ne s’agit pas de migrants chassés par la guerre ou la persécution mais d’émigrés qui veulent améliorer leur quotidien. L’un des inviyés cite la déclaration provocatrice du correspondant afro-américain du Washington Post : » En quel temps record, un navire négrier dans un port ouest africain se remplirait de volontaires au départ? « . De plus, Stephen Smith pense que l’aide au développement favorise l’émigration au lieu de la freiner.
Alain Finkielkraut en déduit que » L’Europe devient une terre d’immigration malgré elle « . Il pose la question » Comment se fait-il que tant de gens nous haïssent ….Pourquoi dépenser tant d’énergie pour atteindre un pays qu’on méprise? » Les deux invités l’expliquent par le ressentiment né de la colonisation et par l’échec des pays indépendants à répondre aux attentes de leur population. Ils ajoutent que cette émigration n’a plus la volonté d’intégration des précédentes d’origine européenne.
« L’Europe n’a pas vocation à devenir africaine. »
Alain Finkielkraut, visiblement bouleversé par ce tableau, déclare : » cette migration massive pénalise l’Europe autant qu’elle pénalise l’Afrique… L’Europe n’a pas vocation à devenir africaine. Sans doute faut-il maîtriser les flux migratoires pour le bien des 2 continents. Si vous dites que l’aide au développement ne produit pas les effets escomptés mais les effets inverses, que faut-il faire? »
Stephen Smith lui répond : » La logique des faits, c’est que l’Europe va s’africaniser quand vous regardez que 5 fois la population africaine par rapport à celle de l’Europe… dans une génération ou deux, deux Africains jeunes face à un Européen autour de la cinquantaine (…) chaque famille africaine aura un neveu ou une nièce d’Europe….quelle que soit la politique... ». Puis, il donne l’exemple de l’évolution de Londres comme modèle avant d’ajouter : » ça se fera dans la douleur, dans les conflits, mais c’est pas forcément une histoire tragique »
Serge Michaïlo, moins pessimiste que Stephen Smith sur l’avenir de l’Afrique, s’inquiète plutôt de la peur des Européens qui favorise les partis populistes. Alain Finkielkraut lui répond : » Vous parlez des partis populistes mais, après tout, je ne vois pas pourquoi la volonté d’une civilisation de persévérer dans son être serait l’apanage des populistes…Vous dîtes que l’Europe va s’africaniser, cela veut-il dire qu’elle va subir une métamorphose profonde? Elle ne sera plus la même. »
Pour une fois, les enjeux de l’émigration ont été bien posés sans lunette idéologique. Aux Européens de savoir quel avenir choisir.
THM
Photo : Claude Truong-Ngoc/Wikimedia (cc)
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