Les ragots, bobards et autres tuyaux crevés sont vieux comme l’information. « Les fausses nouvelles, dans toute la multiplicité de leurs formes – simples racontars, impostures, légendes – ont rempli la vie de l’humanité » écrivait Marc Bloch dans ses célèbres Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre (Allia, 1999). Pour ne rien simplifier, c’est souvent bobard contre bobard : aux fausses nouvelles de l’un, l’autre oppose les siennes. Les fausses nouvelles ont longtemps été une véritable industrie. Au début du 20ème siècle, une grande partie de la presse française, surtout à gauche, s’est fait graisser la patte pour diffuser de fausses nouvelles qui faciliteraient le placement des emprunts russes (voir L’Abominable vénalité de la presse française, d’Arthur Raffalovitch).
Les fake news sont donc avant tout un avatar du vocabulaire : un phénomène ancien rafraîchi par un nouveau nom. Mais sa version actuelle présente quand même une nouveauté : l’intérêt commercial est moins dans les fake news que dans leur dénonciation. La mode de l’anti-fake-news bat son plein et représente aujourd’hui un intérêt économique non négligeable. Les grands du web sont prêts à déverser des millions sur qui prétendra proposer un remède. Il est vrai qu’ils ont peut-être des choses à se faire pardonner : puisqu’on peut lire sur le web toute chose et son contraire, c’est inévitablement que les fausses nouvelles y abondent.
Une étude sur les fake news faussée dès son titre
Mais certains organes de la presse « mainstream », de plus en plus mal en point, voient aussi dans les fake news un instrument concurrentiel pour retarder la montée de la presse « alternative ». En se prétendant seuls arbitres de la vérité, ils espèrent acquérir une situation de monopole. Ils ont donc enfourché avec enthousiasme la mode de l’anti-fake-news et dressé des listes de proscription. Breizh-info figure ainsi sur celle publiée par le « Décodex » du Monde, que l’économiste Jacques Sapir compare au ministère de la Vérité imaginé par George Orwell.
L’intérêt des agences de presse rejoint évidemment celui des grands journaux : elles vivent de leurs abonnements. C’est le cas de Thomson Reuters, la plus grande agence de presse du monde. Celle-ci a financé la création du Reuters Institute, qui a récemment étendu ses travaux au thème des fake news. Il vient de publier une étude de quatre chercheurs (1) intitulée « Measuring the reach of “fake news” and online disinformation in Europe » (« Mesurer la portée des « fake news » et de la désinformation en Europe »).
Le titre même de cette étude est une fausse nouvelle : les chercheurs du Reuters Institute n’ont mesuré spécifiquement aucune fake new mais uniquement l’audience d’une liste de sites web. Que certaines informations de ces sites aient été inexactes, incomplètes, biaisées ou carrément fausses, c’est possible, mais cela ne peut évidemment pas concerner toutes les informations de tous les sites de la liste. Quand Reuters Institute prétend mesurer la portée des fake news, il y englobe en réalité une proportion énorme d’informations exactes. Qui plus est, contrairement à son titre, l’étude ne couvre pas toute l’Europe mais uniquement la France et l’Italie.
Un échantillon tiers emprunté sans vérification
Puisque les chercheurs du Reuters Institute n’ont pas cherché à distinguer les vraies informations des fausses, ont-ils au moins soigné la constitution de leur échantillon ? Même pas. Il comprend, écrivent-ils, des « sites dont des vérificateurs de faits indépendants ont montré qu’ils publiaient des nouvelles et informations démontrablement fausses » (« sites that independent fact-checkers have shown to publish demonstrably false news and information »). Ce n’est pas exact. En réalité, pour la France, ils ont simplement recopié… la liste du Décodex, qui peut difficilement être qualifiée d’« indépendante » et qui, pour la plupart des sites mentionnés, n’a rien montré du tout : elle se contente de leur accrocher un insigne censé les disqualifier.
Cette liste est très disparate. Même si l’on parvenait à démontrer la présence d’au moins une information fausse sur chacun de ces sites, ils ne constitueraient évidemment pas un échantillon homogène. Inversement d’ailleurs, il arrive à la plupart des journaux de publier des informations erronées (parfois rectifiées ultérieurement sous prétexte de « coquille » ou d’« erreur de transmission »). Même Ouest France n’y échappe pas : il vient d’être épinglé par un spécialiste nantais des médias.
Les chercheurs du Reuters Institute n’ont pas cherché à valider leur échantillon, ni à le recouper auprès d’autres sources que Le Monde, ni même à vérifier qu’il n’avait pas été critiqué par des tiers. Ils ont fait montre d’une légèreté pour le moins étonnante.
Qu’importe ! le Décodex s’est empressé de faire état de leur travail. Il est sûrement flatteur pour les collaborateurs du Monde d’obtenir ainsi la confiance aveugle de chercheurs rattachés à l’université d’Oxford (2). À ces mots, le corbeau ne se sent plus de joie ! Pourtant, ils auraient dû appliquer le principe de doute systématique d’un bon fact-checker et se poser la question : « Cet article répond-il à la promesse de son titre, mesurer la portée des fausses nouvelles en Europe ? » Réponse, comme indiqué plus haut : non, il ne fait que mesurer l’audience dans deux pays d’une liste de sites même pas établie par lui-même.
De plus, ils ne semblent pas s’être aperçus que leur attitude était caractéristique d’un argument circulaire de la forme la plus élémentaire : le Décodex valide le Reuters Institute qui valide le Décodex. Une erreur de raisonnement que le moindre étudiant en première année de philosophie décortiquera sans peine !
Charles Rupiquet
(1) Richard Fletcher, Alessio Cornia, Lucas Graves et Rasmus Kleis Nielsen.
(2) D’autres montrent plus d’esprit critiques. L’une des trois sources retenues par le Nielsen Institute pour constituer son échantillon italien, le blog Butac, a sévèrement critiqué la méthode de l’étude. (Note ajoutée le 27/02/18.)
English abstract: The Reuters Institute at the University of Oxford has just published a research paper entitled « Measuring the reach of “fake news” and online disinformation in Europe ». Actually, this paper does not measure the reach of fake news in Europe. First, it covers just 2 countries, France and Italy. Second, what it does is tabulating the audience of a series of websites without trying to check what is fake news or not in their content. Third, the authors did not even compose their sample themselves: they simply borrowed lists built by third parties. For France, the list comes from just one source, the daily Le Monde. The research does not examine the validity, relevance or accuracy of this much criticized list.
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