Avoir de la suite dans les idées jusqu’à radoter un peu a souvent du bon. Prenez le cas de ces livres dont les prescripteurs labellisés ne parlent pas. Ils sont nombreux. Une majorité ne mérite pas qu’ils soient mis en exergue. Mais il en est de très bons, voire remarquables qui ne doivent pas rester dans l’ombre.
La semaine dernière, je parlais de l’excellent Continental Films de Jean-Louis Ivani. Voyons ici un essai superbement ignoré par les feignasses des grands médias : Le Plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français de Jacques-Olivier Boudon (Belin, 2017).
Le professeur Boudon n’est pas n’importe qui. Il est l’un des meilleurs spécialistes du Premier empire. Son dernier ouvrage, L’Empire des polices. Comment Napoléon faisait régner l’ordre (Vuibert, 2017), pourrait servir de livre de chevet à Gérard Colomb. Ce politicien émérite y découvrirait que sous les dictatures ou en démocratie, la « bonne police » est toujours la même.
L’histoire de Joachim Martin (1842-1897) est celle d’un « minuscule » comme les aime Pierre Michon. Un charpentier du village des Crots, tout près d’Embrun, dans les Hautes-Alpes. En 2009, Boudon prend une chambre d’hôte au château de Picomtal qui domine le village. Le propriétaire lui montre un plancher centenaire qu’il vient de déposer. A l’envers des planches, des textes manuscrits signés par Joachim. 72 au total, décousus, plus ou moins longs qui racontent sa vie.
Boudon se saisit de cette trouvaille. En marge de ses travaux universitaires, il passe plusieurs années à faire des recherches. Il en livre une longue analyse (avec en en annexe, les écrits de Martin). De la micro-histoire à ras du sol, passionnante, beaucoup plus parlante que bien des développements abstraits. Toute la transition, douloureuse, entre l’âge ancien, immuable et la révolution industrielle. Le « vécu » (pardon !) de la lutte des classes, de la mutation technologique, plus parlantes que chez Marx ou Proudhon. Un choc sans pitié, éradicateur, vécu au jour le jour.
On ne parle plus guère du « popolo minuto », des prolétaires, des cols bleus, des « pue-la-sueur », des « sans-dents » et en voilà un ressuscité avec ses faiblesses et ses mérites. On ne parle plus des petits car les profiteurs de la mondialisation se bouchent les oreilles. Ils voient bien qu’ils finiront par mourir dans l’indifférence, comme Joachim. Serait-ce le rêve inavoué, enfoui de notre sémillant président ? Comme un grand remplacement, à l’usure.
Jean Heurtin
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