Philippe Raggi, chercheur en géopolitique au sein du CF2R (Centre français de recherche sur le renseignement).
♦ L’ennui avec une idéologie, quelle qu’elle soit, c’est que son approche de la réalité est rarement conforme aux faits. Lénine disait qu’il n’y avait que deux idéologies, l’idéologie bourgeoise ou l’idéologie socialiste (1). En cela, comme sur d’autres points d’ailleurs, il avait tort. Il y en a une troisième : l’idéologie de l’islam militant ou islamisme. Ainsi Jules Monnerot avait-il bien raison de dire que l’islam serait le communisme du XXe siècle (2). Cette affirmation se révèle et se constate tous les jours, l’actualité nous en donnant des éléments à flot constant.
Pour l’illustrer, nous nous pencherons sur ce qui se passe en Asie du Sud-Est, précisément au Myanmar, ancienne Birmanie.
Le grand public a découvert ces dernières années, et plus encore ces derniers mois, une minorité dont elle ignorait jusqu’alors l’existence : les Rohingyas. Minorité ethnique et religieuse, elle est une de celles qui composent l’ensemble des habitants du Myanmar, avec la majorité birmane bouddhiste.
Malheureusement, ce public approche le conflit en question, par les informations qui lui sont données, de façon tronquée ; l’explication qui lui est donnée est monocausale. Rien n’est plus faux, surtout en matière de géopolitique.
Un tiers exclu
Les Rohingyas sont un sous-groupe du peuple bengalais situé sur le territoire de l’actuel Myanmar suite aux affres de la colonisation britannique. Les Britanniques ayant utilisé les Rohingyas dans la répression contre les Birmans, que ce soit lors de la conquête de ce qui allait devenir le Raj britannique ou au moment de l’indépendance birmane, cette minorité n’a jamais été considérée par la quasi-totalité des habitants de la Birmanie (puis du Myanmar) comme faisant légitimement partie des peuples constituant la « nation birmane ». Des groupes ethniques, le Myanmar en compte de nombreux – pas loin de 130 (3) – et pas toujours en sympathie avec le pouvoir de la capitale actuelle, Naypyidaw (4). En effet, que ce soit avec les Chans, les Chins, les Karens bien sûr, de nombreux conflits ont émaillé les rapports avec le pouvoir en place depuis l’indépendance en janvier 1948, notamment sous la junte militaire entre 1962 et 2011 et ce jusqu’à aujourd’hui.
Les Rohingyas ne parlent quasi exclusivement que le bengali, et ne sont ni intégrés et encore moins assimilés à leurs compatriotes bouddhistes. Depuis longtemps discriminés et persécutés dans le pays (ils n’ont pas le droit de sortir du Rakhine, n’ont pas de papiers d’identité), ils ne sont pas véritablement des citoyens mais ont le statut d’« associés » à la Birmanie ; bref, ils sont dans une situation bien plus difficile comparativement aux autres minorités ethniques ou religieuses, elles-mêmes souvent persécutées.
Géographiquement, les Rohingyas se regroupent à l’ouest du Myanmar, près de la frontière avec le Bengladesh, dans le nord de la province de l’Arakan (Etat de Rakhine), en un territoire ouvert sur le Golfe du Bengale. Ils constituent une des minorités dans ladite province, face aux Arakanais (bouddhistes) majoritains.
Minorité ethnique, les Rohingyas sont aussi une minorité religieuse en ceci qu’ils sont musulmans.
C’est là qu’intervient l’approche idéologique du conflit (dont nous parlions au préambule), c’est là que les faits sont travestis, que s’ouvre le Story telling. Alors que l’on nous présente le conflit sous un angle exclusivement religieux (gentils musulmans contre méchants bouddhistes), nous pourrions dire, en utilisant un terme de juriste, que l’islam n’est en définitive pas le « fait générateur » du conflit.
En effet, il y a d’autres fortes minorités musulmanes au Myanmar : il y a ceux d’origine indienne et ceux d’origine chinoise (Panthays). Or, que constate-t-on ? Que ces deux autres minorités musulmanes du Myanmar n’ont aucun souci d’intégration et qu’elles ne font pas l’objet de discrimination et de mépris de la part du pouvoir et/ou de la population du Myanmar, qu’il n’y a pas de conflit de la nature dont sont partie prenante les Rohingyas. Ainsi, présenter ce qui s’y passe sous l’angle d’une minorité musulmane opprimée du fait seul qu’elle professe l’islam ne tient pas la route. Par contre, ceux qui ont un intérêt particulier à ce que le conflit soit perçu de la sorte sont les idéologues : les islamistes et les mondialistes.
Les islamistes
Les premiers idéologues sont les islamistes, qu’ils soient locaux (Rohingyas, Bangalais), régionaux (du sud de la Thaïlande, de Malaisie, des Philippines et d’Indonésie) et aussi, bien sûr, ceux de la mouvance islamique pro-califat (Al-Qaida, Etat Islamique, Hizb-ut-Tahrir, etc.). Par la mise en avant de cette posture victimaire, « les » musulmans n’apparaissant plus médiatiquement avec le label « barbares terroristes », « oppresseurs » et « sanguinaires » mais comme des opprimés, un statut privilégié qui apitoie l’opinion et exonère de toute analyse (5), tant l’émotion tue la raison. De plus, en appeler à l’action des musulmans du monde contre les responsables au pouvoir à Naypyidaw, permet à ces idéologues, non seulement de permettre l’ouverture d’un nouveau foyer-creuset pour combattants jihadistes, mais encore de mobiliser les musulmans du monde (la Oumma) face à l’ennemi impie en une cause transnationale, globale.
Soulignons que dans ce conflit les armes ne sont pas que d’un seul côté. Les Rohingyas ne sont pas que des victimes, tuant et détruisant eux aussi ; et ce, avec autant de sauvagerie, de haine que les extrémistes birmans bouddhistes, civils ou militaires. Les Rohingyas ne sont pas épars et sans structures combattantes. Ils ont des groupes armés, mobiles et entraînés. Enfin, ce conflit n’est pas circonscrit aux seules limites du territoire birman de l’Arakan. Un certain nombre de combattants Rohingyas sont des jihadistes militants, en liaison étroite avec le Harakat al Jihad al Islami du Bengladesh voisin, ayant été entraînés par l’ISI (les Services pakistanais), souvent passés par les madrassas pakistanaises et ayant connu le théâtre afghan. Des liens ont été observés, par ailleurs, notamment entre les insurgés des trois provinces du Sud thaïlandais et les musulmans birmans des organisations Rohingya Solidarity Organization (RSO), Arakan Rohingya Islamic Front (ARIF) et de l’Arakan Rohingya National Organization (ARNO). Il est à noter, au passage, que la plupart de ces groupes islamistes armés ont leur siège au Bengladesh et qu’ils bénéficient de la bienveillance des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
Les mondialistes
Les autres idéologues sont les mondialistes. Ces derniers utilisent, eux, un autre ressort idéologique : les « droits de l’homme », ceci pour de simples mais colossaux intérêts financiers. Ces mondialistes appartiennent à deux groupes qui ne sont pas sans liens : des intérêts privés et des intérêts étatiques. Les premiers étant de grands groupes pétroliers (notamment britanniques et américains, tels Exxon, British Petroleum, mais aussi Shell, etc.). En effet, on constate que le groupe Total, présent au Myanmar depuis 1992, subit depuis deux décennies des attaques incessantes via des ONG anglo-saxonnes, des organisations « humanitaires » poussées et financées par les groupes pétroliers ; le but de ces actions aux paravents « droits de l’hommistes » étant d’évincer Total de sa licence d’exploitation des ressources en hydrocarbure (gaz et pétrole) au Myanmar et en particulier du champ gazier off-shore de Yadana (dont Total est opérateur à hauteur de 31,2%) (6), une éviction qui se ferait au profit de ses concurrents (7). Les autres mondialistes étant les Etats-Unis dans une action visant non pas Naypyidaw directement en tant que tel, mais bien plutôt la Chine, pilier du régime birman, en un jeu de billard à plusieurs bandes. Rappelons qu’un pipeline a été construit, reliant le Yunan (Kunming) aux rives du Golfe du Bengale (port de Kyaukphyu, dans la province de l’Arakan) ; un pipeline financé par les Chinois et qui compte beaucoup en tant que voie d’acheminement énergétique pour Pékin. Il est aisé de comprendre que des troubles dans la région, un conflit armé et un pipeline endommagé et/ou rendu inopérant, un pays (le Myanmar) mis au ban des nations pour ses exactions directes ou indirectes sur une partie de sa population, gêneraient la République Populaire de Chine.
* * *
Ces deux types d’idéologues, par-delà leurs motivations respectives, ne peuvent donc qu’applaudir si ce n’est pousser à la mise en avant de ce conflit (au détriment d’autres sur la planète), car, pour l’un, il mobilise au niveau mondial non seulement la Oumma, mais la tendance islamiste radicale et jihadiste en un nouvel abcès de fixation et de trouble régional ; et, pour l’autre, il permet d’avancer des intérêts économiques et de déstabiliser un rival de poids, ceci par le biais d’organisations relais aux intentions « humanistes » qu’ils financent et qu’ils manipulent (8).
Jusqu’alors louée par les capitales occidentales, Aung San Suu Kyi se voit reprocher aujourd’hui de ne rien dire sur ce conflit. Il faut dire que l’ancienne égérie des mondialistes – coqueluche des « droits de l’hommistes », enfant chérie de l’hyper-classe et lauréate du Prix Nobel de la Paix – qui avait été utilisée pour diminuer le pouvoir de la junte dans les années 1990-2010, étant birmane et bouddhiste, ne peut se désolidariser de la majorité de son peuple composé à 88% de bouddhistes. Par ailleurs, elle sait l’importance de Pékin et de l’aspect vital du pipeline chinois. Elle mesure également l’influence au sein de la population des bouddhistes nationalistes, qu’ils soient du Mouvement 969 du moine Ashin Wirathu ou de la Fondation philanthropique Buddha Dhamma dirigée par le moine Tilawka Biwuntha. Ainsi, Aung San ne défendra-t-elle jamais la cause des Rohingyas et son éclat d’icône de la démocratie bâtie dans les années 1990 sera vraisemblablement de plus en plus terni dans les médias mainstream. Il est donc fort à craindre que ces affrontements ne cessent, compte tenu du fait qu’ils sont nourris et souhaités tant en interne, par des extrémistes bouddhistes et militaires ainsi que des Rohingyas, qu’à l’extérieur du pays, par des idéologues islamistes et mondialistes.
Philippe Raggi via Polemia
9/09/2017
Notes :
- Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, éd. Calmann-Lévy, 1977.
- Jules Monnerot, Sociologie du communisme / Echec d’une tentative religieuse au XXe siècle, éd. Libres-Hallier, 1979.
- Officiellement, il y en a 135.
- L’ancienne capitale, Rangoun, demeurant néanmoins capitale économique.
- On lira avec intérêt le livre de François Thual, Les conflits identitaires, éd. Ellipses, 1995.
- Lire : http://www.total.com/fr/medias/actualite/communiques/myanmar-total-met-en-production-le-projet-gazier-badamyar?xtmc=exploration%20production%20myanmar&xtnp=1&xtcr=3
- Cf. l’étude faite par Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, sur le sujet de ces ONG en Birmanie : http://www.cf2r.org/fr/editorial-eric-denece.php
- Cette instrumentalisation d’idiots utiles en arrive à un tel point que l’on devrait requalifier certaines ONG en GONG, des Governemental ONG, comme le dirait Eric Denécé.
Correspondance Polémia – 12/09/2017
Une réponse à “Rohingyas : idéologies et approche victimaire”
Le F.L.N. a tué davantage de musulmans que l’armée française!
Les Algériens reprochent aux Français non-musulmans d’avoir tué des Algériens lors d’une manifestation »pacifique » en octobre 1961…mais le F.L.N. a tué 5.000 habitants de la ville d’Oran le 5 juillet 1962 (après avoir obtenu l’indépendance de leur pays)..ils reprochent aussi à »l’Etat français » d’avoir massacré des Algériens qui réclamaient l’indépendance de leur pays le 8 mai 1945,à Sétif,mais ils oublient de dire que ce sont les Algériens qui ont égorgé des »civils innocents », ont émasculé des hommes, éventré des femmes, ils ont promené dans les rues de Sétif l’épouse du maire de la ville avec le sexe de son époux dans la bouche, que le F.L.N. a brûlé vifs et enterré vivants des harkis »désarmés » et que le F.L.N. utilise la »gégène » contre les opposants politiques, etc..etc…