12/09/2017 – 05h20 Damas (Breizh-Info.com) – Les États-Unis avaient misé sur l’État islamique, l’opposition « islamique » modérée et les Kurdes pour mettre le désordre longtemps aux abords de l’Iran et empêcher celui-ci de jouer un rôle prépondérant dans la région.
Comme avec les Balkans pour l’UE, la création d’un foyer de tension de longue durée permettait aussi de justifier la présence militaire à long terme des États-Unis, le contrôle des ressources et la main mise sur les états voisins au prétexte de les protéger de la menace terroriste (Jordanie, Irak, etc.).
Comme lors de la crise balkanique, les pays de l’Europe de l’Ouest ont été des victimes consentantes, en y livrant des armes, et en prenant de plein fouet les conséquences, crise migratoire et attentats. De quoi arranger le grand capital perpétuellement en quête de main d’oeuvre corvéable à merci, l’agriculture productiviste en quête de saisonniers toujours moins chers et les vendeurs d’armes de Bulgarie notamment, qui fournissaient (ru) via des entreprises américaines des armes pour l’Etat Islamique.
Cette stratégie du chaos a été soutenue par plusieurs acteurs régionaux, qui avaient leurs propres intérêts. La Turquie espérait propager le projet de société islamique de l’AKP… et faire des juteuses affaires avec le pétrole que les rebelles divers et l’EI volaient à l’état syrien. Israël voyait dans cette stratégie la solution pour ne pas revivre l’alliance des pays arabes contre son état – d’autant que la Syrie a toujours fait partie des fers de lance du soutien au mouvement palestinien et de la non-reconnaissance d’Israël. Les pays du Golfe enfin continuaient à soutenir la mondialisation de l’islamisme intégriste – comme dans les pays où ils ont investi dans les années 1990 (Bosnie, Asie centrale, Caucase musulman russe) qui ont fourni par milliers les combattants dont l’État islamique, le front al Nusra et d’autres groupes avaient besoin.
Ces efforts réunis ont failli réussir. Comme l’explique l’orientaliste Constantin Truevtsev (ru) dans le journal de Saint-Pétersbourg Fontanka, « lorsque les événements syriens ont commencé, l’armée gouvernementale de Bachar el Assad avait 325.000 hommes, mais fin 2011 ils n’étaient plus que 100.000. Les deux tiers de l’armée étaient partis. Si ces gens étaient partis dans l’Armée syrienne libre comme le souhaitaient les Occidentaux, l’opposition aurait gagné. Mais ils se sont éparpillés en 7000 groupuscules, dont les plus gros étaient Nusra et l’EI. À l’automne 2015, le gouvernement ne contrôlait plus que 15% du territoire ».
Puis les Russes sont arrivés, ont remobilisé l’armée, reconstitué ses forces, mises en place des usines de réparation de chars, modernisé les armements, et sont intervenus eux-mêmes. « Personne ne s’attendait à une intervention russe aussi massive », continue Truevtsev. Elle s’est aussi appuyée sur la mobilisation des forces supplétives, notamment chiites, druzes, chrétiennes ou claniques, a réussi à constituer des alliances de circonstances avec les Kurdes. Par exemple au nord d’Alep (déblocage de la poche de Nubl et Zahraa) ou à l’est (avancée commune vers Al Bab).
Aujourd’hui l’armée syrienne contrôle plus de 60% du territoire. Elle a reconquis les ressources : l’alimentation en eau de Damas (poche rebelle de Wadi Barada), d’Alep (usine d’eau de Khafsah, dans une zone prise par l’EI), les grands gisements pétroliers et gaziers situés à l’est d’Itriyah (Tuwaynan), près de Palmyre, au sud de Raqqa, à l’ouest de Deir-Ez-Zor. Elle a mis fin à de nombreuses poches rebelles dans l’ouest du pays qui bloquaient d’importantes ressources militaires (Daraya, Moadimiyah, Khan al Sikh dans la Ghouta de l’Ouest, Al Tall, Qaboun et Barzeh à l’est de Damas, Wadi Barada, Zabadani à la frontière du Liban…). Empoché puis détruit d’importantes concentrations de rebelles dans le sud désertique du pays ou de l’EI dans le centre de la Syrie.
« Ces derniers mois, elle agit très intelligemment », relève Truevtsev. « L’algorithme de son offensive est construit par les conseillers militaires russes ». On y retrouve d’ailleurs des constantes de la théorie militaire russe : constitution de « poings blindés » qui déséquilibrent le rapport de forces à un endroit donné et permettent de lancer toutes les forces dans la brèche, contournement systématique des concentrations et des points fortifiés, constitution de poches, elles même divisées en deux ou trois pour être plus rapidement avalées (Khan al Sikh pour les rebelles, Uqqayribat pour l’EI en ce moment), offensives de diversion importantes (contre l’EI à Maadan à l’est de Raqqa pour mieux l’attaquer par le désert à l’est de Sukhnah), frappes aériennes précises et nombreuses qui visent en priorité les convois et les centres de commandement de l’ennemi, opérations parachutées (oasis d’Al Kawm) etc.
L’aboutissement de ces efforts a été, fort logiquement, la levée du siège de la ville et de la base militaire 137 à Deir-Ez-Zor. Une victoire symbolique, car si le Stalingrad syrien a été la bataille d’Alep – le moment où la marche en avant de l’opposition armée a été arrêtée et renversée, le Leningrad syrien est évidemment Deir-Ez-Zor. Assiégée deux ans par les islamistes de Nusra (et de l’ASL) puis trois ans par l’État islamique, divisé (la poche jadis unie est coupée en deux, une autour de la ville et de la base 137, une autre autour de l’aéroport), très peuplé (les quartiers tenus par les loyalistes sont habités par près de 100.000 civils), Deir-Ez-Zor est le symbole d’une Syrie qui crie à la face du monde qu’elle résistera seule contre tous et qu’elle ne cédera pas à la terreur islamique.
Donner les moyens politiques et économiques de reconstruire une Syrie solide
Parallèlement, forte de l’appui de la Turquie, du Qatar, de l’Iran et de la Jordanie – celle-ci a cessé d’armer les rebelles qu’elle soutenait, avec les États-Unis et l’Angleterre, à sa frontière au sud de la Syrie – la Russie est en position de force pour négocier, pas à pas, patiemment, avec les groupes rebelles mais aussi les chefs claniques et communautaires des localités situées dans les zones rebelles. Qui, tous, partagent une lassitude de plus en plus grande de la guerre et une volonté de plus en plus nette de se ranger dans le camp du vainqueur. Aujourd’hui, c’est Assad, avec la promesse d’une réforme politique qui permettra aux rebelles d’hier d’affirmer pacifiquement leurs convictions dans une Syrie unitaire, multiconfessionnelle et indivisible.
Une Syrie à reconstruire aussi, mais elle s’en donne les moyens. Et pas seulement parce que les ruines sont déblayées, les bourgs déminés, et que plus de 600.000 réfugiés sont déjà rentrés chez eux depuis le début de l’année 2017, principalement à Alep et ses environs. Dans la « Syrie utile » maintenue par les loyalistes, l’agriculture et l’industrie sont en train de repartir, non sans le soutien de la Russie qui a ouvert ses portes aux produits syriens, notamment aux fruits et légumes (ru).
La Foire internationale de Damas, qui a rouvert en août 2017 pour la première fois depuis cinq ans, a été un franc succès, Damas connaissant au passage ses premiers bouchons depuis cinq ans. Outre la visite de trois ministres du Liban voisin (dont un membre du Hezbollah et un autre représentant des chrétiens), 23 pays étaient représentés à la Foire, et en tout 1500 hommes d’affaires y sont venus. Il y avait aussi deux entreprises françaises, douze Grecques, trois allemandes et cinq italiennes, présentes à titre individuel. Une brèche majeure est ouverte dans le front anti-Bachar dressé par les gouvernements d’Europe de l’Ouest.
La guerre n’est pas finie, mais nombre de rebelles (ou leurs sponsors) en ont marre
Pendant ce temps, la coalition russe continue d’engranger les victoires, tant militaires que diplomatiques. Après les pressions de la Jordanie et des États-Unis, un accord tripartite a été signé, prévoyant que les factions d’opposition qui tiennent encore plusieurs milliers de km² de désert syrien près du tri-point Syrie/Irak/Jordanie à Al-Tanf se retirent (en) jusqu’à cette dernière localité, où sont stationnés 150 soldats américains (en) qui avaient pour mission d’empêcher les forces chiites irakiennes (PMU) et syriennes (Hezbollah) de faire jonction – ce qui a été fait à l’est d’Al-Tanf, en plein désert. Ce n’est que reculer pour mieux sauter : le Royaume-Uni a déjà retiré ses conseillers (en) il y a quelques jours.
Au centre de la Syrie, la poche d’Uqqayribat, dernier vestige de la présence de l’État islamique, est coupée en deux et l’armée syrienne prend peu à peu les dernières localités tenues par le groupe terroriste. L’objectif numéro 1, la sécurisation de la route Alep – Itriyah – Hama, dont l’EI n’était distant que de 4 à 6 km, est déjà rempli. À l’est, l’armée syrienne continue à sécuriser le périmètre de la ville et de la base 137 à Deir-Ezzor. Ce 7 septembre, la localité d’Ayyash, conquise par l’EI en 2015 et située juste à l’ouest de la ville, a été encerclée. L’armée syrienne continue d’avancer aussi vers l’aéroport militaire, toujours enclavé, tandis que les conseillers militaires préparent la suite : passer l’Euphrate sur des barges mobiles pour aller libérer le nord de la province et mettre fin aux velléités expansionnistes des kurdes et des américains qui les soutiennent.
Dans la Syrie utile, la poche rebelle d’Ar-Rastan, située pile entre les grandes villes de Homs et Hama, perturbe les liaisons entre celles-ci, la route directe étant fermée. La Russie a réussi à faire cesser les hostilités – toute la poche est maintenant une zone de désescalade – puis convaincre les rebelles à rouvrir la route aux convois civils. Des sources locales indiquent (en) l’existence de pourparlers plus avancés : les rebelles négocient avec les loyalistes pour rendre Ar-Rastan, Tell Bisah, Harbinasafah qui sont situés directement sur la route, en échange d’un retour à la vie civile et de l’amnistie.
Les dispositions de l’accord de réconciliation nationale permettent aux rebelles qui le souhaitent d’arrêter les frais : ils rendent les armes et bénéficient de l’amnistie. Cette disposition a permis la disparition de nombreuses poches rebelles dans le pays. Elle est complétée par une autre : ceux qui veulent continuer le combat peuvent prendre leur arme personnelle et emmener leurs familles. Ils sont transférés en bus vers les secteurs tenus par les rebelles – généralement la province d’Idlib, ou le secteur de Jarabulus et Al-Bab pour les rebelles soutenus par la Turquie. En revanche, ils doivent laisser sur place et en état de marche les armes lourdes dont ils disposent et ne pas saboter les infrastructures.
C’est ainsi que le bus vert (en) est devenu le symbole de la déconfiture militaire des rebelles, et a aussi permis d’achever plus vite la libération d’Alep. D’autres dispositions, complétées aux accords d’Astana, ont permis à des groupes rebelles de s’engager contre l’État islamique, soit dans le secteur d’Al-Bab (notamment pour 1500 combattants de Ahrar al Sham), soit aux côtés de l’armée syrienne, au sein des forces supplétives des NDF. Elles ont surtout conduit l’armée syrienne à pouvoir se concentrer contre l’État islamique, et libérer le centre et une grande partie de l’est du pays.
La guerre n’est pas finie, l’armée syrienne se trouvant encore face à trois défis majeurs : libérer la partie de Deir-Ezzor tenu par l’EI puis la partie de la province située entre l’Euphrate et les lignes kurdes, avancer le long de l’Euphrate jusqu’à Abu Kamal et l’Irak, trouver une solution civile ou militaire pour la province d’Idlib et les zones rebelles agglomérées autour d’elle (nord de la province de Hama, ouest de la province d’Alep, extrémité nord-est de la province de Lattaquié). Mais le bout du tunnel est maintenant visible.
La Russie essaie de régler la question kurde sans effusion de sang
Quant à la question kurde, la Russie fait tout pour éviter un affrontement ouvert entre la Turquie et les kurdes. Une zone de « déconfrontation » a été mise en place là où les rebelles soutenus par les turcs et les kurdes du canton d’Afrin ne cessent de s’envoyer des lettres amoureuses en forme d’obus, de roquettes et de missiles divers. L’armée russe a pris position des deux côtés du front et les kurdes pourraient céder Tell Rifaat, située entre les deux villes importantes de Azaz et Mare, aux rebelles.
La lecture russe de la situation est simple : une guerre ouverte turco-kurde (directe ou via les rebelles et les SDF) pousserait les kurdes dans les bras des américains et rendrait impossible l’unification de la Syrie, même avec une large autonomie accordée aux kurdes – une option pour l’heure refusée, officiellement, par Damas. Elle provoquerait en outre le risque d’une confrontation ouverte à Qamishli, où existe une importante poche loyaliste autour d’une base militaire et de minorités assyriennes et sunnites. Le risque de purges ethniques renouvelées contre les minorités (yézidis, turcomans, assyriens, arabes sunnites, arméniens…) ne serait pas à exclure, ce qui redonnerait de l’élan à la guerre civile.
Surtout, une guerre turco-kurde justifierait la présence à long terme des Etats-Unis dans la région, qui continuent à armer les kurdes et à utiliser leur volonté d’Etat – ce qui remettrait en cause les frontières dans l’ensemble de la région – et déstabiliserait à nouveau le Proche-Orient. L’effort de stabilisation régional – qui passe par la destruction de l’EI et de Nusra et l’éviction des Etats-Unis –, entrepris par la Russie, la Turquie et l’Iran, auquel se sont joints depuis la Jordanie, le Qatar, l’Irak ou encore le Liban, serait à recommencer.
Louis-Benoît Greffe
Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2017, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine