Alors que le navigateur normand Halvard Mabire et sa compagne Miranda Merron enchaînent les régates en prenant notamment le départ de la course Les Sables-Horta-Les Sables dimanche dernier, celui qui a bouclé deux tours du monde avec Éric Tabarly a accordé une interview à Breizh-info.com où il fait un tour d’horizon sur ses projets et plus généralement sur le monde de la voile professionnelle. Un entretien riche en enseignements et anecdotes tandis que l’été s’annonce encore chargé sur les plans d’eau de la côte bretonne.
Breizh-info.com : Après un hiver dans les Antilles, quelle est votre actualité nautique estivale ?
Halvard Mabire : Nous sommes rentrés au printemps puis, après un rapide passage au chantier, nous avons fait la Normandy Channel Race qui est une course importante en classe 40. Suite à celle-ci, appréciant les courses anglaises, nous avons intercalé quelques courses du RORC (Royal Ocean Racing Club). Puis nous sommes descendus par la Bretagne pour rejoindre les Sables d’Olonne où nous avons pris dimanche 2 juillet le départ de la course Les Sables-Horta-Les Sables, toujours en classe 40.
Breizh-info.com : La route du Rhum 2018 comme objectif pour Miranda Merron ?
Halvard Mabire : Nous avions aligné deux bateaux au départ de la dernière Route du Rhum, avec une logistique complexe. Pour la prochaine, seule Miranda fera la course, pour de multiples raisons.
Elle a notamment réalisé un très bon résultat lors de la dernière édition et va essayer de faire encore mieux la prochaine fois. Et puis, en termes d’image, c’est toujours intéressant de voir une femme prendre le départ d’une course au large, un domaine où elles sont trop peu présentes.
« Il nous semblait important de faire vivre les entreprises locales »
Breizh-info.com : Parlez-nous de votre bateau, Campagne de France, un classe 40 ?
Halvard Mabire : C’est un bateau dans lequel nous avons mis toute notre expérience. Lorsque vous avez un sponsor fidèle, c’est toujours motivant de pouvoir s’engager pour un nouveau bateau. Que dire ? C’est donc moi qui ai dessiné ce bateau. Il a été construit en Normandie car il nous semblait important de faire vivre les entreprises locales et cela rentrait dans une certaine dynamique.
C’est un bateau complet fait pour marcher dans toutes les conditions, solide et très marin car nous ne désespérons pas qu’un jour, les classes 40 puissent prendre part à une course autour du monde.
Breizh-info.com : Quel regard portez-vous sur le monde de la voile professionnelle actuel ?
Halvard Mabire : C’est un monde en pleine évolution, qui marche globalement bien. Il y a cependant un monde franco-français, pour ne pas dire brittanico-breton, avec des grands centres qui donnent naissance à pleins de talents. Mais ce monde est malheureusement un peu trop centré sur lui-même et très polarisé sur quelques courses françaises majeures comme le Vendée Globe ou la Route du Rhum alors qu’il y a aussi toute une voile internationale qui offre de très belles courses, souvent techniques par ailleurs.
Une autre particularité de la voile professionnelle en France est la culture du sponsoring très présente pour les PME et TPE. Mais l’ennui est qu’il y a une envolée des coûts sur les grandes classes comme les IMOCA du Vendée Globe ou la classe Ultime. Ce qui a pour conséquence de réduire l’accès au sponsoring de ces petites entreprises.
Enfin, il ne faut pas oublier que c’est la dimension d’aventure de la voile qui plaît au public, davantage que les dimensions sportives ou technologiques. Cela me semble important qu’il y ait encore des courses qui mettent en avant l’aventure maritime.
« Éric Tabarly était une personnalité exceptionnelle, complètement visionnaire »
Breizh-info.com : Que peut-on retenir comme enseignements lorsque l’on navigue à plusieurs reprises avec Éric Tabarly ?
Halvard Mabire : J’ai effectivement fait deux courses autour du monde avec lui et j’ai aussi eu la chance qu’Éric Tabarly navigue avec moi sur mon 60 pieds Ville de Cherbourg avec lequel nous avons gagné la Course de l’Europe en 1993.
Le plus grand enseignement est qu’il y a eu une évolution dans la course au large qui correspond plus ou moins à l’évolution de notre société en général. Au-delà des nouveaux moyens de communication, il y a de nouvelles normes de communication qui font parfois passer à côté de l’authenticité de certains personnages qui caractérisaient la voile par le passé.
Éric Tabarly était une personnalité exceptionnelle, complètement visionnaire. Les foils, ces dérivent révolutionnaires dont tout le monde parle aujourd’hui, Éric Tabarly y pensait dès les années 1970 et avait prédit que les bateaux voleraient un jour !
Breizh-info.com : Une comparaison avec les skippers d’aujourd’hui est-elle possible ?
Halvard Mabire : Nous ne pouvons pas comparer les gens ainsi car les époques, les supports et les contextes sont différents. À l’heure actuelle, ceux qui peuvent gagner le Vendée Globe comme Alex Thomson ou Armel le Cléac’h sont aussi des personnalités extraordinaires mais pas du tout comparables.
Pour mener les machines modernes, le côté sportif et technique est énormément mis en avant et certains vont gagner des courses en étant non pas des bons marins mais des très bons régatiers et ce n’est donc pas l’aspect maritime qui va ressortir en premier des personnages. Je trouve donc assez dommage que l’on présente aujourd’hui les marins comme des sportifs car, à mon avis, ils sont bien plus que cela.
Une autre différence fondamentale est, qu’à l’époque de Tabarly, personne n’aurait pu imaginer pouvoir gagner sa vie en faisant de la voile. C’est une donne tout à fait nouvelle alors qu’aujourd’hui, certains vont faire un Vendée Globe comme un passage obligé dans un plan de carrière afin de devenir professionnel. Ce qui les oblige à trouver des gros voire très sponsors, lesquels sont finalement assez rares. D’où une certaine difficulté.
Et Thomas Coville a eu une réflexion très juste là-dessus : « Il y a certes peu de gros sponsors, mais il y a également assez peu de marins qui les méritent ». D’où la nécessité de valoriser davantage les classes intermédiaires comme la Classe 40, afin de permettre de faire le tri entre les marins qui valent vraiment la peine d’accéder par la suite aux grandes catégories et les autres, et ce, pas uniquement sur le critère de l’argent. De même, cette valorisation permettrait aussi aux petits sponsors de se lancer sur des bateaux moins onéreux et de grandir ensuite progressivement pour financer de plus grands bateaux.
« Dans la nuit noire et dans le brouillard en plein mois de décembre »
Breizh-info.com : Votre plus beau souvenir et votre pire frayeur au large ?
Halvard Mabire : Mon plus beau souvenir restera ma toute première Mini transat en 1977, une première en solitaire pour moi, avec ma première arrivée aux Antilles par la mer. J’avais conçu le projet et construit le bateau seul. Cela sera une course fondatrice pour moi.
Une petite frayeur qui m’a bien marqué doit être un retour sur un petit trimaran en traversant les bancs de Terre-Neuve à fond, avec zéro visibilité et sans les moyens électroniques d’aujourd’hui. On fonçait comme ça, à l’aveugle, dans la nuit noire et dans le brouillard en plein mois de décembre, et on a failli entrer en collision avec un cargo. Je ne me suis rendu compte qu’après qu’il s’agissait d’un cargo, pensant initialement que le ciel se dégageait un peu et que la lumière que je voyais au-dessus de moi était une étoile. Une étoile qui n’était en fait que le feu de poupe du cargo qui venait juste de passer devant notre trimaran. J’ai assez peu dormi par la suite !
Breizh-info.com : Mor Bihan, ouvrage de Jean Mabire, raconte votre premier tour du monde en équipage. Si vous ne deviez choisir qu’un seul livre pour partir en mer ?
Halvard Mabire : C’est un bon livre effectivement, qui raconte très bien une époque qui a disparu et qui permettait à trois « glandos » très courageux de faire le pari fou de se lancer dans une course autour du monde et d’y arriver !
Quant au choix, c’est très difficile comme question ! Les livres ont été à l’origine de beaucoup de rêves et de carrières. Si je n’avais pas lu une certaine littérature, je n’aurais peut-être pas été autant attiré par l’aventure maritime. Ça peut partir de grands classiques comme Jack London en passant par tous les grands navigateurs comme Moitessier avec La Longue Route. Les livres de Tabarly aussi sont très bien écrits. Et puis c’était une époque où les marins écrivaient eux-mêmes leurs livres, contrairement à aujourd’hui où ils sont parfois publiés avant même que le marin ne touche terre.
Il y a énormément de bons livres à lire, et pas forcément en rapport avec la mer. Le domaine de la littérature est tellement vaste !
« La Bretagne est rentrée dans le giron jacobin français bien après la Normandie »
Breizh-info.com : Est-ce qu’un marin normand vaut un marin breton ?
Halvard Mabire : Bien sûr ! Il y a des nations que l’on peut penser plus maritimes que d’autres. Il faut savoir que dans les marins dits « bretons », il y a pleins de bretons d’adoption. Mais je crois que la Bretagne s’est moins coupée de sa façade maritime que la Normandie.
La Bretagne est rentrée dans le giron jacobin français bien après la Normandie donc elle a été un peu moins laminée culturellement et autre. Les vikings sont arrivés par la mer, mais dans chaque viking, il y a un paysan qui sommeille. Mais il y a encore de grands marins normands, bien que beaucoup se soient exilés en Bretagne où il y a davantage une culture du sponsoring. Des gens comme Lionel Lemonchois sont des normands pur beurre. Surcouf était connu comme malouin mais c’est un nom qui est 200% normand et d’origine normande !
De toute façon, un bon marin normand sera toujours meilleur qu’un mauvais marin breton !
Breizh-info.com : Plus sérieusement, le Cotentin est assez semblable aux côtes bretonnes pour la navigation ?
Halvard Mabire : Objectivement, la façade ouest du Cotentin est une des façades maritimes les plus dures pour l’apprentissage et cela m’a beaucoup servi. Même si le Four ou le Raz de Sein sont des endroits impressionnants, les courants dans le Raz de Sein par exemple sont beaucoup plus faibles que ceux du Raz Blanchard. La comparaison n’est pas soutenable et le Raz Blanchard est beaucoup plus long.
Mais il est vrai qu’en termes de courants, de marées et de cailloux, l’ouest du Cotentin et la côte nord bretonne sont des très bons terrains d’apprentissage.
Breizh-info.com : Vos projets dans l’avenir ?
Halvard Mabire : J’en ai tellement que je ne sais combien de vies il me faudra pour les réaliser. À titre individuel, je vais continuer à naviguer en course tant que j’y trouverai du plaisir et que le contexte des courses me conviendra.
Par ailleurs, en tant que Président de la Classe 40, je vais continuer d’en faire la promotion et de chercher à la valoriser. C’est cette classe qui fait le nombre des bateaux sur les courses et qui offre de belles batailles sur l’eau. Ces bateaux sont importants pour l’avenir de la course au large et doivent rester des portes d’entrée pour les petits sponsors primo-accédants.
VL
Crédit photo : Denis van den Brink
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