Une invention nouvelle : « le peuple populaire »

Dans le chaos verbal contemporain, qu’un jeune homme bien né et bien mis essaie de mettre en ordre (les bonnes fées sont nombreuses et fébriles), j’ai relevé un tord-gueule évident, comme il est dit en picardo-normand.

Le maître des « insoumis » vient d’inventer un terme qui lui a visiblement échappé et qui lui a brûlé la langue au soir de son avance électorale de Marseille : il vient de créer l’expression de « peuple populaire ». Jamais mon ami Brégeon n’aurait pu rêver pareille occurence. En effet, la notion de peuple agitée par les « insoumis auto-proclamés » correspond très exactement à la définition que nous renvoient les premiers âges de la Terreur révolutionnaire. Appartient au peuple tout ce qui pense « bien »: les sans-culottes et leurs compagnes tricoteuses, les braillards des faubourgs, les massacreurs de Septembre, les généraux des colonnes infernales… bref, toute la racaille. Les autres gens sont au pire des « vendéens », au mieux des « aristocrates » bons pour la guillotine ou, en plus moderne, pour le peloton d’exécution. La haine des lieutenants du chef des « insoumis » ne s’exprime jusqu’ici (Dieu nous garde!) qu’en paroles abjectes (« à vomir » dirait Guaino pour tout autre chose). Mais voilà que passe le temps… Le « peuple » choisi par le maître en insoumission n’a plus les contours de son ancêtre jacobin. Il lui fallait donc, inconsciemment, renforcer la notion. Ainsi est né ce « peuple populaire ». Je laisse aux linguistes auto-analysants le dévoilement du processus interne.

Cela me met dans la situation de vous parler d’un excellent et énorme ouvrage qui nous vient de Russie (653 pages!). Edité par Gallimard*, il a déjà dix ans d’existence (il est paru en 2007, en Russie, aux éditions Sakharov). Son titre, à lui seul, représente tout un programme pour le « peuple populaire ». Il est emblématique : Le fonctionnaire de la Grande Terreur (de la fin des années 1930 en URSS) résume à lui seul toute la chienlit criminelle que nous a valu leur « révolution d’octobre ». Nicolaï Iejov (né en 1895) est un homme banal, plutôt menteur, qui parvient au faîte de l’édifice policier construit par Trotski puis par Staline. Fonctionnaire zélé, il envoie à la mort sans barguigner des dizaines de milliers de Soviétiques avant d’être à son tour dévoré par la machine infernale qu’il a contribué à construire. Qu’on en juge (ici décrit par un ancien « camarade ») :

« Ouvrier dans le passé, il [Iejov] appartient à ce type d’ouvrier que connaissent bien tous ceux qui, dans le temps, se sont occupés de propagande […]. Il est petit de taille, presque un nain, avec de petites jambes grêles et torses, un visage asymétrique, sur lequel on voit clairement des signes de dégénérescence (son père et son grand-père étaient alcooliques), des yeux méchants, une petite voix haut perchée et des propos toujours sarcastiques. […] C’est un représentant typique de cette couche de manuels, dont le trait dominant est le ressentiment contre tous ceux qui sont nés et ont grandi dans de meilleures conditions qu’eux-mêmes […] Le ressentiment contre les intellectuels, y compris ceux qui appartiennent au parti, est sans limite : il faut voir comment ses petits yeux s’illuminent de joie quand il annonce à l’un de ces intellectuels qu’il l’envoie occuper un poste ingrat en province… »

Ça, c’était écrit et imprimé en 1933 dans Le Courrier socialiste (édité par des exilés en Allemagne). Cinq ans plus tard, en 1937-38, c’est dans les sous-sols que Iejov expédie ses victimes après les avoir abominablement battues et torturées. Sa mort, en 1940, n’est même pas réjouissante.

MORASSE

** Alexeï Pavlioukov, Le fonctionnaire de la Grande Terreur : Nicolaï Iejov, traduit du russe par Alexis Berelowitch, Paris, 2017, Gallimard NRF essais, 653 pages, 32 €.

Crédit photo : DR
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