La transmission par le patrimoine musical, par J.F. Gautier

Notre collaborateur, Jean-François Gautier, docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la musique et aux sciences, musicologue et étiopathe, est intervenu lors du colloque « Européens, transmettre ou disparaître », qui s’est tenu le 18 mars dernier, sur le thème de la transmission du patrimoine musical.

Depuis quelques années, les stages, les concerts et les bals de musique et de danse traditionnelles se multiplient en France. C’est un signe, un signe extrêmement encourageant, qui parle pour un double phénomène : d’une part un recul de l’individualisme, puisqu’il s’agit de pratiques à plusieurs, de pratiques collectives, ce dont personne ne se plaindra ; et d’autre part, il faut voir se féliciter que réapparaisse là, avec des musiques et danses traditionnelles, un phénomène social fondamental, à savoir le besoin de construire à plusieurs, fut-ce dans le jeu, un espace dynamique, partagé et codifié. Et la musique, précisément, est l’art des espaces pluriels, des espaces distribués, et le fait de redistribuer des espaces est un acte social vital.

Les musiciens avaient compris cela de longue date. Le développement de l’imprimerie, au XVIème siècle, avait suscité l’édition d’une très grande quantité de partitions nouvelles, essentiellement pour le luth qui était, aux époques de la Renaissance et des débuts du baroque, l’instrument le plus joué dans toute l’Europe.

Et que contiennent les premiers livres de pièces pour le luth ? Précisément des danses, des suites de danses, gaillardes, pavanes, tourdions, rondes, hautes danses (pied levé), basses danses (pied glissé), etc. Et cette tradition-là va perdurer. Les deux premiers Livres de pièces pour le clavecin de François Couperin, compositeur de la Chambre du Roy à Versailles, contiennent essentiellement des danses. Les trois Suites et les trois Partitas de Bach pour le violon sont faites de danses, de même que ses six Suites pour le violoncelle, sa Suite pour la flûte seule, ses six Suites anglaises, ses six Suites françaises, ses six Partitas pour le clavecin, sans compter les pièces pour orchestre ou certains mouvements de cantates.

Et si l’on veut s’approcher des modernes, Frédéric Chopin a enrichi le répertoire de piano de 18 valses, de 19 polonaises, de 69 mazurkas. Debussy a écrit deux valses pour le piano, trois gigues pour orchestre, une tarentelle, ou un Ballet pour orchestre, et a souvent utilisé le rythme de habanera dans ses partitions. Ravel n’est pas en reste avec une pavane, une malagueña, une habanera, un menuet, une forlane, un rigaudon, une rhapsodie espagnole, une série de huit valses nobles et sentimentales, son extraordinaire poème symphonique La Valse, sans parler du record mondial d’exécutions publiques de son trop fameux Boléro. On pourrait aussi citer les exceptionnelles danses rythmiques de Stravinsky, la gavotte de Sibelius, et tant d’autres encore.

Il y a quelqu’un, s’entend : quelqu’un de sérieux, qui avait compris la portée et l’intérêt de la musique et de la danse, c’est le rare sinon le seul gouvernant danseur et instrumentiste dont l’histoire de France dispose, à savoir Louis XIV. Louis XIII était instrumentiste et lui avait montré le chemin. Mais tout son règne a été marqué par la musique, qu’il a subdivisée en trois catégories, la musique de la chambre du roy, la musique de théâtre et de fête, et la musique d’apparat qui rythmait au quotidien le cérémonial de la cour et celui des prises d’armes.

Louis XIV tenait tellement à la musique traditionnelle qu’il la faisait enseigner à ses propres enfants. Il avait ainsi, pour instruire les demoiselles de Nantes et de Blois, deux filles qu’il eut de Mme de Montespan, dépêché Michel-Richard Delalande, celui qui allait devenir le créateur du motet à la française, une sorte de cantate de l’Église gallicane, voulue par Louis XIV et encouragée par Bossuet. Le premier biographe de Delalande, l’académicien Alexandre Tanevot, assure que, pour les jeunes Montespan, « Sa Majesté luy faisoit composer de petites Musiques Françoises qu’Elle venoit examiner Elle-même plusieurs fois le jour, et qu’Elle luy faisoit retoucher jusqu’à ce qu’elle en fut contente… » Formation musicale et transmission de la tradition étaient alors deux missions essentielles, comprises comme telles jusque dans la maison royale.

Louis XIV accordait en outre à la musique de danse un rôle politique majeur. Lorsqu’il tient le premier rôle, celui de Soleil, dans un ballet orchestré par Lully, il désigne lui-même ceux des courtisans qui joueront des rôles d’étoiles tournant autour du Soleil. Ce n’étaient pas forcément les plus volontaires qui étaient choisis, les plus réticents avaient aussi leur tour obligatoire. C’était la façon la plus sûre de montrer à ceux qui auraient eu des velléités de Fronde, que le monarque était monarque, et que son pouvoir ne se partageait pas à la volée. Le terme d’étoile est resté dans le vocabulaire international, de préférence à celui de star, pour désigner les grands rôles dans les grands ballets. Celui de Soleil a certes disparu. Mais ce qui importe ici, c’est de noter combien la musique et la danse, avec leurs codes, sont des arts majeurs de la socialisation, de la reconnaissance de l’entre-soi, un art de la création toujours recommencée d’un espace dynamique et partagé, qu’il soit ou non hiérarchisé. Et c’est pour cela que la musique dansée revêt une importance capitale.

Elle est, en d’autres termes et par essence, un art identitaire, un art qui participe à illustrer ce qu’est l’espace propre d’une communauté vivante. Et la musique, tout du moins la musique à plusieurs voix hiérarchisées, telle que seuls les Européens en ont construit une sur la planète, la musique est la condition de possibilité de la danse, la condition de possibilité de la création d’un espace social dynamique propre à organiser et conjuguer des fonctions plurielles. C’est, au fond, une version pour adultes de la comptine avec marelle qui, elle aussi, codifie un espace de socialisation, celui de l’enfance.

Si tout cela était reconnu, pratiqué comme nécessaire, comment se fait-il que les Français aient cette réputation non usurpée de chanter faux et de danser mal ? Il est simple de le comprendre. Il existait en France, comme dans tous les pays d’Europe, deux vecteurs de formation à la musique, et donc deux vecteurs de transmission des traditions musicales. Le premier était l’Église, qui assurait tout à la fois la formation musicale et l’instruction élémentaire. Bach fut le plus extraordinaire exemple de ce type d’instituteur attaché à une paroisse, celle de Saint-Thomas à Leipzig, où il était chargé de l’école attenante, tant pour l’instruction que pour la musique, et il sélectionnait là ceux qui allaient devenir ses chanteurs et ses instrumentistes dans l’exécution des cantates dominicales.

En France, ce type de formation montra des résultats exceptionnels. André Campra et Jean Gilles, qui furent deux des compositeurs majeurs des XVIIème / XVIIIème siècles, ont été formés à l’école de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence ; Jean-Philippe Rameau, le grand homme du règne de Louis XV, à la collégiale Saint-Étienne de Dijon ; Michel Blavet, le créateur de l’opéra-comique français, à Besançon ; Mondonville, le plus grand dramaturge en musique après Rameau, a appris son métier à la cathédrale Saint-Just de Narbonne ; Gossec, initiateur de la symphonie française et ami de Mozart, fut formé à la cathédrale d’Anvers ; François Giroust, dernier maître de chapelle et surintendant de la musique de Louis XVI, sort de la maîtrise de Notre-Dame de Paris, etc.

Le second vecteur de formation, et donc de transmission, fut la corporation des ménétriers, équivalente de celle que Wagner mettra en scène dans les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg. Traversée de disputes, comme toutes les corporations, la Ménestrandise assura néanmoins une grande partie de la vie musicale urbaine et rurale. François Couperin en fit partie très jeune, jouant, comme son père et son grand-père avant lui, du violon et du hautbois dans les bals d’Ile-de-France avant de reprendre les claviers de son oncle Louis Couperin à Saint-Gervais, près du Louvre, la paroisse des rois de France.

Le problème que rencontre la France musicale à la Révolution, c’est la double fermeture des églises, et des corporations (loi Le Chapelier de 1791). Il y a alors rupture, tout à la fois de la formation et de la transmission. La création des Conservatoires par la Convention, en 1795, à Paris puis à Bordeaux, Lyon, Lille ou Nantes, n’a pas assuré la passation du patrimoine des danses et des musiques françaises régionales, universalité oblige. Ils eurent pour premier rôle la fourniture des instrumentistes à vent chargés d’accompagner en plein air l’exécution des hymnes révolutionnaires, à l’Arbre, à la Liberté, à la Mère, à l’Être suprême, etc. Ils ont donné une école d’instrumentistes à vent extraordinaire, dont sont issus chez nous le flûtiste Jean-Pierre Rampal ou le trompettiste Maurice André. Mais il y eut rupture dans la transmission des traditions populaires et dans l’initiation, à partir d’elles, à la musique savante.

Les hymnes et les cérémonies publiques de l’époque demandaient des marches à quatre voix, autour de quoi tourna l’essentiel de l’apprentissage de la composition, quelle que soit la région d’origine. Universel oblige. Ce fut surtout un exercice insipide dont Berlioz eut à se plaindre dans les années 1810, puis Debussy dans les années 1880. Et il durait encore au troisième quart du XXème siècle…

Résultat : la musique romantique française n’a pas existé. Les écoles germaniques peuvent aligner Beethoven, Weber, Schubert, Schumann, Brahms ou Wagner, quand la France doit se contenter de Berlioz, une figure météorique issue de la province du Dauphiné, qui n’était guère révolutionnaire, raison pour laquelle Berlioz a manqué par deux fois la panthéonisation parce qu’il n’était pas assez républicain [une première fois sous De Gaulle, qui partit en 1969 sans avoir exécuté le souhait de Malraux, et sous Chirac parce que la LCR ne l’aimait pas et l’avait dénoncé comme anti-républicain]. Il n’y a donc pas de musicien français au Panthéon, ce qui est bien français… « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante », dit la devise. La patrie ne reconnaît pas les musiciens. L’Union Astronomique internationale, plus clémente, a accepté un astéroïde Bach (n°1814 – en 1931), et un astéroïde Berlioz (n°69288 – ainsi baptisé en 1990 par un astronome allemand de l’observatoire de Tautenburg).

L’administration du Second Empire s’était alarmé, un peu tard, de la quasi disparition des musiques et danses régionales. Encouragé par le succès relatif du Barzaz Breizh, un recueil de chants bretons dû à Hersart de La Villemarqué, paru en 1839 et réédité en 1845, un ministre de l’Instruction, Hippolyte Fortoul, désigna 212 responsables régionaux pour procéder au collectage de chants populaires. Mais tous les documents réunis par la commission Fortoul (lui-même décédé en 1856) seront déposés en 1877 aux Archives nationales par la IIIème République, qui ne leur accordera aucune attention. Quelques recueils ont paru dans différentes provinces, notamment les Chants populaires de la Provence, recueillis par Damase Arbaud (avec de nombreuses erreurs solfégiques), et d’autres publications disparates et plus modestes, en Flandres, en Franche-Comté et en Saintonge notamment. Seuls les Bretons se sont accrochés à leur région et ont publié en 2010 à Rennes les chants de la commission Fortoul concernant leur région. Aucun recueil national, enrichi bien sûr d’un apparat critique, n’est encore prévu. La musique des Français n’intéresse pas les Français. Un trésor dort dans les caves des Archives nationales depuis un siècle et demi.

Il existe plusieurs contre-exemples de l’intérêt majeur des musiques populaires dans l’inspiration des compositeurs. Debussy, par exemple, a écrit une longue suite pour orchestre titrée Images. Le seconde partie, elle-même divisée en trois mouvements, est intitulée Iberia. Elle n’emprunte rien au folklore espagnol. Pour autant, Manuel De Falla a fait publier en 1920, dans un numéro de la Revue Musicale en hommage à Debussy mort deux ans plus tôt, un magnifique Homenaje pour le Tombeau de Debussy, pour guitare, et un texte dans lequel il remercie Debussy d’avoir guidé les compositeurs espagnols dans la redécouverte de leur propre fonds, de leur propre tradition, assurant que « l’Espagne reste sa débitrice ». Il désignait bien sûr Iberia, et nombre de pièces pour le piano qu’il avait lui-même annotées (Soirée dans Grenade, la Puerta del vino, Sérénade interrompue, etc.). Il ignorait que, pour Debussy qui n’avait jamais voyagé outre-Pyrénées, l’apprentissage de l’âme de l’Espagne musicale était passé par la lecture d’un petit recueil de chants populaires édité par Felipe Pedrell. C’est par le chant populaire et par ses richesses modales qu’il avait compris l’âme d’un peuple, et lui avait rendu hommage à sa manière.

Joseph Canteloube est sans doute le seul compositeur français, au XXème siècle, à s’être vraiment intéressé aux traditions populaires de son pays. Il a publié dans les années 1920 des Chants d’Auvergne harmonisés puis, en 1951, quatre volumes de Chants Populaires Français. Mais il avait eu le tort (?) d’écrire dans l’Action française et de diffuser à la radio vichyste, entre 1941 et 1943, des séries d’enregistrements (avec le ténor Christian Selva) de chants populaires, ce qui fut mal vu. Le plus célèbre de ses chants d’Auvergne, Baïlero, a été interprété et enregistré par des cantatrices telles que Frederica von Stade ou Victoria de Los Angeles, mais n’est guère donné en France. L’un de ses biographes assure que le thème lui en a été donné dans les circonstances suivantes : « C’était un soir de 1903, à la nuit tombante, dans la montagne qui domine Vic-Sur-Cère, dans le Cantal. Il contemplait le majestueux paysage qui s’offrait à ses yeux, quand tout à coup s’éleva le chant d’une bergère qui lançait ses phrases à toute volée. Se gardant bien de se montrer, il commença à noter la mélodie, lorsque de très loin, comme portée par la brise qui se lève le soir sur la montagne, il perçut, à peine perceptible, la voix lointaine d’un autre berger qui répétait le thème, à six kilomètres de là. »

Autre double exemple majeur de l’importance de la formation des créateurs à partir de thèmes populaires : celui de Bartok et de Kodaly qui, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, passèrent des jours et des nuits à recueillir des chants de leurs régions natales. Bartok nota quelque 3 500 chants en roumain, 3 000 en slovaque et 2 800 en hongrois. Kodaly en recueillit plus de 5 000 en hongrois. Kodaly assurait, après les traités de Versailles et de Trianon qui dépeçaient l’Europe : « Pour former une nation, il faut d’abord devenir un peuple » ; pour lui, la musique était l’un des principaux ingrédients d’une telle renaissance hongroise. Il dirigea le conservatoire de Budapest et écrivit nombre de partitions pour chœurs d’enfants, de femmes, d’hommes, et chœurs mixtes. Ce répertoire-là, après une période post-communiste durant laquelle les musiques industrielles multinationales ont triomphé, est à nouveau chanté en Hongrie, et avec un immense plaisir. Quant à Bartok, il laissa une méthode de piano intitulée Mikrokosmos, qui a servi dans le monde entier à la formation des jeunes pianistes. Elle est entièrement héritée de ce qu’il a entendu et noté de musiques populaires, et des rythmes et des modes qui leur sont propres. Bartok assurait encore, depuis les États-Unis où il acheva sa carrière de concertiste et compositeur, qu’il n’avait « voulu servir qu’une seule cause, celle du bien de la patrie et de la nation hongroise ». Bel exemple de protection d’une mémoire collective en pays européen.

Louis XIV ne fut donc pas le seul à avoir compris l’importance des musiques populaires dans la culture d’une nation. Il est plus que regrettable qu’en France l’analphabétisme musical organisé par les institutions républicaines persiste encore. Jusqu’à Pierre Boulez qui qualifiait de « papier peint sonore » les musiques traditionnelles ; il a, quant à lui, réussi la performance de composer des partitions qui n’ont pratiquement plus d’auditeurs. Ce qui serait sans importance si toutes les subventions qu’il a pu drainer pour lui et son école n’étaient tombées dans le vide, un vide aussi sidéral que celui des archives de la commission Fortoul qui méritaient mieux.

On peut toujours espérer que le retour actuel des traditions musicales et dansantes, dans les usages sociaux des régions, ne relève pas que de l’effet de mode. En toute hypothèse, le grand remplacement ethnique ne peut être déjoué que s’il est doublé de parades évitant un grand remplacement musical. Les musiques venues d’ailleurs ne peuvent pas être harmonisées, ni chantées à plusieurs voix, elles ne sont pas faites pour cela. Le devenir de l’âme musicale d’un peuple est en jeu.

Jean-François Gautier

Crédit photo : DR
Source : Institut Iliade

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Une réponse à “La transmission par le patrimoine musical, par J.F. Gautier”

  1. Pschitt dit :

    Merci pour cet article éclairant et inspirant.

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