Le grand mérite de Victor Loupan est d’ouvrir enfin, en langue française, une autre vision de la révolution de 1917. Il interprète, en appui de son propos, une bibliographie pour l’instant inaccessible. De nos jours, l’accès aux ouvrages russes contemporains est compromis par un très compréhensible rejet. Le russe post-soviétique est devenu denrée courante… réduite, sous nos cieux, à des termes d’économie ou de marketing. De toute manière, le russe soviétique ou post-soviétique n’a plus rien à voir avec le russe des temps anciens. Si j’insiste sur « langue française », c’est que les thuriféraires – français – n’ont pas manqué tout au long du XXe siècle.
Jusqu’ici, le propos des historiens de la révolution de 1917 était obstrué par un dithyrambe de Lénine – ce qui est apparemment l’héritage d’un siècle de propagande. Oulianov, né en 1870, n’était plus en état de produire ce qui lui a été attribué. Il était confus, marqué par les prémices de ses AVC. Au vrai, » c’était un intellectuel laborieux et un idéologue ». Propagande oblige, la place donnée à Léon Bronstein, dit Trotski, a trop souvent été minorée. Victor Loupan rétablit celui-ci dans son rôle de boutefeu : sans lui, il n’y aurait eu ni « prise du Palais d’Hiver » (plus vraie au cinéma qu’au réel)… ni « guerre civile ». De neuf ans cadet de Lénine, Trotski avait vécu en exil à New York, où, comme auparavant à Vienne et à Paris, il avait mené « grand train » – tout en tenant des discours traduits en écrits sans modération. Débarquant à Petrograd, le 18 mai 1917, il demeurait » un petit voyou, un louvoyeur, un opportuniste qui ne pense qu’à lui « , tel que le décrivait antérieurement Lénine. Après avoir fondé l’Armée rouge et la Tchéka – la police politique qu’il confia à un « biélorusse », Félix Dzerjinski, Trotski mena une vie de sybarite non sans donner l’exemple de la cruauté dans les premiers massacres…
Victor Loupan, né en 1954, est historien et journaliste, un écrivain. C’est, avant tout, un personnage très cultivé. Sa parfaite connaissance des développements qui ont conduit à l’immense désastre soviétique lui donne une légitimité incontestable. Légitimité qui est cependant niée par les survivants d’un ordre (d’un désordre) qui s’éteint peu à peu. Croyez-en un vieil homme que le XXe siècle a nourri de ses guerres et de ses illusions nocives.
Un seul reproche. Victor Loupan a tort de nommer le pacte germano-soviétique de 1939 par sa simplification paresseuse de « pacte Ribbentrop-Molotov ». Il s’agit bien d’un « pacte Hitler-Staline » quand on parle des arrangements officiels – plus les secrets – signés entre « amis » (le terme figure sur les documents) à la fin du mois d’août, serments renouvelés en septembre 1939 à la suite de l’écrasement polonais. Les deux complices majeurs ont créé deux nouvelles sphères d’influence qui se sont partagés l’Europe orientale, « Terre de sang » comme l’a si bien décrite Timothy Snyder. Hitler et Staline ont ainsi démontré leur parfaite identité dans la pratique – ce qui continue de déplaire. Les deux ministres des Affaires étrangères n’étaient que des sous-fifres qui ne signèrent qu’après avoir obtenu l’avis favorable de leurs patrons.
Mais à côté de ce que nous apprend ce petit livre : c’est un péché véniel. Nous faisons nôtre, nous aussi, citée par Loupan, cette remarque du « grand poète russe dissident, Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature. Il disait à moitié en plaisantant que les Russes ont eu de la chance de n’avoir que Staline, pâle copie de l’original que fut Trotski. C’est une boutade, bien sûr. Mais pas tant que cela. »
Morasse
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