Sport de Bretagne. 1836 – La soule dans le Morbihan.

Extrait de : LA BRETAGNE ET LES BRETONS – par Emile Souvestre – première édition 1836 . Les derniers Bretons . Emile Souvestre – Ed. de 1858. Via http://www.aslagnyrugby.net/1836-La-soule-dans-le-Morbihan.html

D’abord il est essentiel d’expliquer a ceux qui ne connaissent pas notre pays et ses usages ce que c’est que la soule.

On donne ce nom à un énorme ballon de cuir rempli de son que l’on jette en l’air, et que se disputent ensuite les joueurs, partagés en deux camps opposés. La victoire reste au parti qui a pu s’emparer de la soule et la porter sur une autre commune que celle ou le jeu a commencé.
Cet exercice est un dernier vestige du culte que les Celtes rendaient au soleil.

Ce ballon, par sa forme sphérique, représentait l’astre du jour ; on le jetait en l’air, comme pour le faire toucher à cet astre, et lorsqu’il retombait, on se le disputait ainsi qu’un objet sacré. Le nom même de soule vient du celtique heaul (soleil), dans lequel l’aspiration initiale a été changé en s, comme dans tous les mots étrangers adoptés par les Romains , ce qui a donné seaul ou soul.

Maintenant le jeu de la soule n’est plus en usage qu’au pays de Vannes. C’est là seulement qu’on le retrouve encore dans toute sa brutalité primitive. Une soule, dans le Morbihan, n’est pas un amusement ordinaire ; c’est un jeu chaud et dramatique, où l’on se bat et ou l’on s’étrangle ; un jeu qui permet de tuer un ennemi, sans renoncer à ses pâques, pourvu que l’on prenne soin de le frapper comme par mégarde et d’un coup de malheur. Aussi Dieu sait quelle fête pour le pays ! C’est un jour d’indulgence plénière accordée à l’assassinat. Et quel est celui qui n’a pas quelqu’un à tuer, comme me disait un jour un des souleurs les plus renommés.

D’ailleurs, à défaut d’inimitiés privées, l’hostilité des paroisses suffit, car ce sont toujours deux communes voisines et rivales qui se disputent la soule. Souvent aussi une ville entre en lice contre une population rurale, et alors le combat s’envenime de toute la haine du paysan contre le bourgeois ; alors ce n’est plus seulement la lutte de partis rivaux, c’est un duel de croyances, une bataille de chouans et de bleus, livrée avec les poings et les ongles.

Non pas pourtant que cette vieille inimitié soit le résultat d’opinions politiques ; de tout temps, celles-ci ne furent qu’un prétexte ; mais elle tient à ce que le paysan, demeuré serf, a vu le bourgeois, serf comme lui, conquérir richesse et liberté : c’est la jalousie d’un frère cadet, resté dans la misère, contre son aîné devenu grand seigneur.

L’insurrection des campagnes en 1793 et en 1815 fut moins, au fond, un élan politique ou religieux que le résultat d’une colère amassée depuis longtemps contre les privilèges des villes. Les chouans étaient des révolutionnaires à leur manière ; ils auraient voulu aussi imposer à tous le grand chapeau et l’habit de toile, et ce but, ils tâchèrent de l’atteindre, comme les terroristes, par le pillage et le meurtre. Lorsque, pendant les Cent-Jours, douze mille paysans entourèrent Pontivy, ils étaient suivis de leurs femmes, portant des sacs dans lesquels elles devaient enlever le butin, après la prise de la ville. L’une d’elles en portait deux, un sur chaque épaule ; on lui demanda ce qu’elle en voulait faire.

• Celui-ci, dit-elle en montrant le plus petit, est pour mettre l’argent que je trouverai ; et celui-là pour emporter des têtes de messieurs !
Toute l’histoire de la chouannerie est dans ce mot.

Du reste, rien ne peut mieux prouver ce que nous avançons que le spectacle d’une soule. C’est réellement une lutte entre la ville et la campagne ; lutte à laquelle prennent part les hommes de toutes les conditions. Ce jour-là on voit les jeunes gens aux habitudes les plus élégantes, les pères de famille les plus paisibles, se réunir aux ouvriers pour gagner la soule contre les paysans, et faire le coup de poing comme des milords anglais. Quiconque se sent le bras assez ferme et la chair assez dure aux coups, va se jeter dans la mêlée. C’est une sorte de prise d’armes d’une garde nationale volontaire, tant chacun sent instinctivement qu’il y a une question vitale au fond de ce jeu prétendu, et que la campagne, en essayant ses poings contre la ville, ne veut autre chose que tâter ses forces et préluder à la révolte.

Lorsque le jour et le lieu d’une soule ont été désignés, vous voyez accourir de tous côtés les vieillards, les femmes et les enfants, avides d’un pareil spectacle. Cette foule est l’avant-garde obligée des combattants. Ceux-ci arrivent ensuite par bandes nombreuses, la plupart revêtus d’habits serrés avec soin, afin de ne pas donner prise à l’adversaire, et ayant, en outre, autour des reins, une courroie bouclée afin d’être plus agiles à la course. L’allure des paysans est généralement précautionneuse et lente ; celle des bourgeois, vive, bruyante, hardie. Une fois tous les souleurs réunis, les conditions du jeu sont proclamées à haute voix ; le prix qui doit être déféré au vainqueur est indiqué ; ensuite les deux partis se retirent à une égale distance d’un certain point où la soule est lancée, et la lutte commence.

Elle n’a lieu d’abord qu’entre les plus faibles souleurs. Les forts se tiennent à l’écart ! Ils regardent, les bras croisés, jetant aux combattants leurs encouragements ou leurs huées ; mais ils ne prennent parti dans la mêlée qu’en appuyant de temps en temps leurs mains rigoureuses sur quelque groupe de lutteurs entremêlés, pour les envoyer à dix pas, rouler l’un sur l’autre dans la poussière. Cependant, peu à peu, ces préludes les agitent ; la soule, prise et reprise, est déjà loin du lieu où elle a été lancée ; les bornes de la commune sont proches ; tous sentent qu’il est temps d’intervenir. Le plus impatient s’élance ; un premier coup est donné, et aussitôt un cri s’élève ; tous se mêlent, se poussent, se frappent ; on n’entend plus que plaintes, imprécations, menaces, bruit mat et sourd des poings qui meurtrissent les chairs !

Bientôt le sang coule, et à cette vue une sorte d’ivresse frénétique s’empare des souleurs ; un instinct de bête fauve semble se réveiller au cœur de ces hommes ; la soif du meurtre les saisit à la gorge, les pousse et les aveugle ; ils se confondent, se pressent, se tordent l’un sur l’autre ; en un instant, les combattants ne forment plus qu’un seul bloc animé, au-dessus duquel on voit des bras se relever et retomber sans cesse, comme les marteaux d’une papeterie. De loin en loin, des figures pâles ou bronzées se montrent, disparaissent, puis se relèvent sanglantes et marbrées de coups. A mesure que cette étrange masse s’agite, on la voit fondre et diminuer, parce que les plus faibles tombent, et que la lutte continue sur leurs corps. Enfin , les derniers combattants des deux côtés restent face à face, demi-morts de fatigue et de souffrance. C’est alors à celui qui a conservé quelque vigueur de s’échapper avec la soule. Faiblement poursuivi par des rivaux exténués, il a bientôt atteint la limite de la commune voisine et obtenu ainsi le prix tant disputé. Cependant cette dernière fuite n’est pas toujours sans danger ; la ténacité haineuse d’un ennemi peut la rendre funeste, comme l’éprouva François de Pontivy, vulgairement appelé le souleur.

François avait acquis une immense réputation dans ces jeux, et il s’était rendu redoutable aux paysans de toutes les communes voisines. Il avait chez lui, suspendues et rangées devant sa cheminée , toutes les soules qu’il avait gagnées, et il les montrait avec le même orgueil qu’un Mohican eût mis à faire voir les chevelures de ses ennemis attachées autour de son wigwam. Bien que l’âge eût diminué la vigueur de François, il suspendait chaque année quelque nouveau trophée à son foyer.
Un seul homme avait longtemps disputé la supériorité à ce grand souleur. C’était un paysan de Kergrist, nommé Ivon Marker. Mais François lui avait enfoncé une côte à une soule qui eut lieu à Neuliac, en 1810, et Yvon en était mort. Son fils, Pierre Marker, avait succédé aux prétentions de son père sans être plus heureux ; François lui avait crevé un oeil à la soule de Cleguerec, et cassé deux dents à celle de Séglien. Depuis ce temps, Pierre avait juré de se venger.
Une soule eut lieu à Stival, et les deux antagonistes s’y rendirent. Tout se passa d’abord comme d’ordinaire. François remarqua seulement avec surprise que Pierre évitait de l’approcher pendant la mêlée. Il l’avait vainement appelé en lui disant :

 Viens ici, chouan, que je te prenne ton autre œil. 

Le paysan n’avait point répondu et était demeuré à l’écart. Une seule fois, vers la fin de la journée, François ayant été renversé avait senti, au même instant, deux sabots ferrés qui lui écrasaient le ventre, et il avait aperçu l’œil sans prunelle de Pierre qui roulait sur lui d’une manière terrible ; mais, grâce à ses efforts et à ceux de ses ami, il s’était bientôt relevé.

Cependant la nuit commençait à tomber ; la plupart des souleurs, accablés de fatigue, se retiraient ; quelques-uns des plus acharnés se disputaient seuls encore le prix. François profita de cet instant pour s’emparer de la soule et fuir à travers la campagne.
On le poursuivit, mais il gagna du terrain et perdit bientôt de vue les paysans. Leurs cris lui parvinrent encore pendant quelques minutes à travers la brume du soir, puis ils changèrent de direction, s’éloignèrent et se perdirent. Chacun regardait la soule comme gagnée et se retirait. Le Pontivien s’arrêta un instant pour reprendre haleine, car tout son corps était brisé et douloureux.

Jamais soule n’avait été disputée avec autant de persévérance. Après avoir tâché de ralentir les battements de sa poitrine en s’étendant sur la terre froide, François se releva et recommença à courir vers un ruisseau qui séparait la commune de Stival de celle de Pontivy. Déjà il voyait les saules qui le bordaient ; son cœur battait plus joyeux ; lorsqu’il entendit derrière lui le bruit mou et particulier que font les pas d’un homme qui court les pieds nus ; il se retourna et aperçut, dans l’obscurité du chemin creux, une ombre qui s’avançait rapidement. Alors le vieux souleur eut peur, car il se sentait trop faible pour se défendre, et il était trop loin pour espérer du secours des siens. Il se décida à fuir.

Rappelant tout ce qui restait de force dans ses membres engourdis, il prit sa course vers le ruisseau ; mais le bruit des pas qui le poursuivaient devenait toujours plus voisin ; François entendait déjà l’haleine retentissante de son adversaire ! Il fait un dernier effort, il touche aux saules, son pied est déjà dans l’eau… Tout-à-coup un cri part derrière lui ; un cri qu’il reconnaît !…

François veut traverser d’un bond le court espace qui lui reste à franchir ; mais, roidi par la fatigue, il retombe lourdement sur les pierres aiguës qui forment le lit de la rivière. Au même instant, un genou s’appuie sur sa poitrine, et la figure de Pierre s’approche de la sienne avec son œil borgne et sa bouche sans dents, qui sourit d’une manière terrible !

Par un mouvement instinctif, François étend la main vers la rive gauche, car cette rive est la commune de Pontivy, et s’il la touche il est sauvé ; mais le paysan a saisi cette main de son poignet de fer :

• Tu es en Stival, bourgeois, dit-il ; j’ai droit sur toi 
• Laisse-moi, chouan, crie l’ouvrier. 
• Donne-moi la soule. 
• La voilà. Lâche-moi à présent. 
• Tu me dois encore quelque chose, bourgeois. 
• Quoi donc ? 
• Ton œil ! hurla Pierre, ton œil ! Et pendant qu’il criait ces mots, son poing fermé s’abattait sur l’œil gauche de François et le faisait jaillir de son orbite. 
• Laisse moi, assassin ! criait celui-ci. 
• Tu me dois encore tes dents, bourgeois. 

Et les dents du Pontivien tombaient brisées dans sa gorge.
Alors un délire furieux s’empara du paysan. Tenant sous son bras gauche la tête de François, il se mit à lui marteler le crâne avec son sabot qu’il tenait de la main droite. Cela dura sans doute longtemps, car le lendemain on trouva près du ruisseau François qui ne donnait aucun signe d’existence.

Telle était cependant la force du vieux souleur, qu’il revint à la vie ; mais il fallut le trépaner, et depuis ce jour il resta borgne et idiot.

Pierre, traduit en cour d’assises, ne répondit rien à toutes les questions du président, sinon que François était en Stival lorsqu’il l’avait rencontré, et que c’était comme ça qu’on jouait à la soule. Il fut acquitté, mais les soules furent défendues.

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Une réponse à “Sport de Bretagne. 1836 – La soule dans le Morbihan.”

  1. Frédo' dit :

    Il y a encore des endroits en Bretagne ou ce sport se pratique occasionnellement comme au pardon de Feunteun Wenn en Plougastell-Daoulas. En général, il y a une équipe de Léonards et une équipe de Cornouaillais.

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