Né à Niort en 1753 et fusillé en 1810 à Cabeza de Tigre, province de Cordoba, en Argentine, le Français Jacques de Liniers est admiré en Espagne et en Argentine, presque inconnu dans son pays alors même qu’il a bouté par deux fois les Anglais hors d’Amérique du Sud et qu’il a été le dixième vice-roi du Rio de Plata qui regroupait alors l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay, l’Uruguay, le nord du Chili et une partie du sud du Pérou et du Brésil.
Né au sein d’une famille de vieille noblesse, cadet d’une fratrie de neuf enfants, Jacques de Liniers fut à douze ans page du Grand Maître de l’Ordre de Malte avant de devenir en 1768 sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie à Carcassonne. Depuis le traité de Paris en 1763, la France est en paix et le mauvais état des finances du royaume conduit à une réduction drastique des dépenses militaires ce qui obère les perspectives d’avancement du jeune Jacques de Liniers qui démissionne en 1774.
Grâce au pacte de famille signé entre Paris et Madrid en 1761, les jeunes Français peuvent s’engager dans les armées ibériques sur pied d’égalité avec les Espagnols. Faute de débouchés en France, Jacques de Liniers entre en 1775 au service de la couronne espagnole. En sept ans, il passera de garde-marine à officier supérieur, promotion tout à fait exceptionnelle, notamment en s’emparant de plusieurs navires britanniques par des combats audacieux pendant la prise de Minorque pendant la guerre d’indépendance des Etats-Unis.
En 1788, il part pour l’Amérique du Sud à Montevideo. Devenu veuf, il s’installe à Buenos-Aires et fait en 1791 un second mariage avec une riche créole. De 1802 à 1804, il sera gouverneur de la région des missions guaranies du Paraguay, une histoire redécouverte grâce au film Mission de Roland Joffé (1986) qui se déroule un demi-siècle plus tôt quand les jésuites sont expulsés des domaines espagnols.
À son retour de Misiones, Jacques de Liniers est nommé chef des forces navales du Rio de la Plata. C’est à ce poste qu’il assiste impuissant en juin 1806 au débarquement près de Buenos Aires d’une puissante force anglaise qui ne tarde pas à s’emparer de la ville. Prenant l’initiative de la contre-attaque, il agrège 400 volontaires aux 600 soldats que lui a accordés le gouverneur de Montevideo qui reprennent Buenos Aires et obtient la capitulation des Anglais le 12 août.
Les Anglais reviennent en force en janvier 1807 et cette fois occupent Montevideo. Pour organiser la résistance, Jacques de Liniers est nommé brigadier général et reçoit les pleins pouvoirs sur toute la vice-royauté en février 1807. En quelques mois, sans l’aide de l’Espagne, il parvient à transformer « un peuple de vachers et de commerçants » en une véritable armée.
Le 28 juin, un puissant corps expéditionnaire commandé par six généraux et deux amiraux, fort de douze mille hommes et une vingtaine de bâtiments de guerre débarque près de Buenos-Aires. Il commence par balayer toutes les défenses extérieures mises en place par Liniers avant d’entrer dans la ville le 5 juillet. Finalement, le combat urbain mené l’armée de Liniers aidée par toute la population civile parvient à désorganiser les puissantes colonnes anglaises qui sont réduites à capituler.
A la suite des ces deux faits armes extraordinaires, le peuple réclame la destitution du vice-roi Sobremonte et son remplacement par celui qu’il ont surnommé « El Reconquistador ». En 1808, cette nomination comme vice-roi est confirmée par le roi d’Espagne Cxharles IV mais rapidement l’opposition à son gouvernement ne tarde pas à se développer. On l’accuse de tous les maux : népotisme, corruption et, surtout, de par ses origines une soit disant proximité des intérêts français. Ce dernier point semble peser bien lourd à un moment où Napoléon a chassé la famille régnante pour installer son frère Joseph sur le trône.
Le soulèvement de l’Espagne contre le pouvoir napoléonien en mai 1808 conduit à la création d’une Junte suprême qui assure la continuité politique et organise l’effort de guerre contre la France. Cette junte finit par remercier Liniers, lui octroie le titre de comte de Buenos-Aires et une pension de cent mille réaux et nomme Balthazar de Cisneros comme 11ème vice-roi. C’est depuis sa retraite dans sa propriété de Alta Gracia (intendance de Cordoba) que Liniers apprend la révolution de mai 1810.
Craignant que sa popularité soit un obstacle à la l’indépendance, la nouvelle junte de Buenos-Aires lui offre de prendre la tête de l’armée de la vice-royauté tandis son successeur Cisneros lui confie de le pouvoir pour rétablir l’autorité de la couronne.
Devant cette double proposition Liniers n’hésite pas une seconde, et il écrit à son beau père Martin de Sarratea dont deux des fils étaient à la tête du mouvement indépendantistes :
« Mon cher et vénéré père,
« Voudriez-vous qu’un général, un militaire qui, pendant trente-six ans a donné des preuves réitérées de son amour et de sa fidélité au Souverain, le délaissât à la dernière époque de sa vie ? Ne livrerais-je pas à mes enfants un nom marqué au coin de la trahison ? Quand les Anglais envahirent Buenos-Aires, qui m’obligeait à entreprendre la délivrance de cette ville ? Je ne balançai pas à m’engager dans une entreprise aussi dangereuse : j’abandonnai mes enfants à la divine Providence au milieu des ennemis. Plus tard, lorsqu’il fallut défendre Buenos-Aires à la tête de soldats nouveaux contre une armée formidable et déjà en possession de Montevideo, la bonne cause n’a-t-elle pas triomphé ? Eh bien ! mon père, si elle était bonne alors, elle est très bonne aujourd’hui. Elle réclame non-seulement les services d’un soldat honoré des plus grandes distinctions qu’il puisse acquérir ; mais de tous ceux qui ont prêté serment de fidélité. Songez à David et aux Machabées, la victoire fut le fruit de leur foi.
« Ne vous inquiétez pas, mon cher père ; ayez comme moi votre confiance en Dieu. Celui qui m’a protégé dans le passé me sauvera de même dans l’avenir. Mais, si d’après ses hauts décrets je dois trouver en cette occasion la fin de mes jours, j’espère que sa miséricorde me tiendra compte d’un sacrifice auquel je suis obligé par ma profession en échange de mes innombrables offenses.
« Mon père, celui qui nourrit les oiseaux du ciel et prend soin des plus petits êtres de la création sortie de ses mains, veillera avec vous pour la subsistance et l’éducation de mes enfants. Partout ils se présenteront sans rougir de me devoir la vie, et si je ne leur laisse pas de richesses, je leur donne un beau nom et de bons exemples à imiter.
« Faites connaître mes résolutions à toute personne qui vous demandera de mes nouvelles ; je n’y renoncerais pas, aurais-je le poignard sur la gorge. »
— Jacques de Liniers , le 14 juillet 1810 un mois avant son éxecution
Par loyauté à la couronne, il tente donc d’organiser une expédition contre Buenos Aires. Mais son armée est sabotée par des espions de l’intérieur appartenant à la rébellion. Il est fait prisonnier, et est fusillé sans procès le 26 août 1810 sur le mont des perroquets à Cabeza de Tigre. Devant le peloton d’exécution, Liniers très croyant demande son rosaire et s’écrit « Nous mourons sous les coups de la junte, fiers de notre fidélité au Roi et à la Patrie. »
En 1863, les restes du héros de la reconquête contre les Anglais sont rapatriés en Espagne où ils reposent désormais au panthéon de marins illustres à Cadix.
En France, l’intérêt porté à Liniers tient à une dynamique association, Mémoire Jacques de Liniers présidée par Bertrand Savatier, qui s’est fixé pour objectif de mieux faire connaître la vie de ce héros français des Amériques au destin peu commun.Lle 23 janvier 2017, un buste de Liniers a été dévoilé au cercle France-Amériques, à Paris, en présence des ambassadeurs d’Espagne et d’Argentine, de nombreux diplomates d’Amérique latine. Si l’absence de membres du cabinet de Jean-Marc Ayrault – qui ne connaît pas Jacques de Liniers ni d’ailleurs le reste du monde – a été remarquée, des membres du quai d’Orsay étaient présents à cette cérémonie.
Napoléon suivait Liniers à la trace. Apprenant ses victoires, il écrit au ministre de la Marine : « J’ai lu avec plaisir la belle conduite de Monsieur de Liniers, ancien officier français. Témoignez-lui ma satisfaction. » Un satisfecit qui valait de l’or.
Pour mieux connaître la vie de cet personnage exceptionnel, les lecteurs francophones disposent depuis peu de Mourir pour Buenos Aires, Jacques de Liniers, une biographie écrite par le passionné d’histoire Jacques Marzac. Cette riche étude, puisée aux dans une abondante bibliographie et dans des lettres de Liniers possession de la famille, est une approche du personnage qui le replace dans son contexte, sans céder aux modes actuelles.
Jean Heurtin
Jacques MARZAC, Mourir pour Buenos Aires, Jacques de LINIERS (1753-1810). Le chevalier du Nouveau Monde, La Découvrance, La Rochelle
Crédit photo : Wikimedia (cc)
Une réponse à “Reconnu en Espagne, inconnu en France, Jacques de Liniers”
Les Argentins ont à l’égard de Jacques de Liniers une attitude ambiguë. D’un côté ils reconnaissent le rôle exceptionnel qu’il a joué dans la défense du rio de la Plata contre les Anglais, de l’autre ils le considèrent contre un adversaire de la révolution de mai 1810 qui a abouti à l’indépendance de ce qui allait devenir l’Argentine. Voilà pourquoi il est un personnage très secondaire du récit national, car sa mort rappelle aux Argentins qu’à l’origine de leur pays il y a un acte répugnant de trahison de l’oligarchie porteña qui s’est mise au service des intérêts de l’Angleterre. Les Espagnols ne le connaissent pas davantage car ils ont décidé d’oublier les événements qui ont conduit à la perte de leurs territoires américaines entre 1810 et 1826. Les noms des hommes et des femmes qui ont sacrifié leurs vies pour défendre un modèle de société traditionnel, du nord au sud du continent américain, sont ignorés. Antonio de Quintanilla, par exemple, qui résista sur l’île de Chiloe jusqu’au dernier moment grâce à l’appui de ses soldats indiens, n’est connu que des défenseurs de l’identité indigène au sud du Chili. Jacques de Liniers, outre son rôle exceptionnel, a eu la chance de bénéficier d’une vaste descendance qui a eu à coeur de défendre la mémoire de leur ancêtre, pas toujours chanceux mais toujours honorable.