Marcel Gauchet : la crise des démocraties contemporaines mise à nu

Des intellectuels appréciés par les médias ne sont pas légion. Voici pourtant que Marcel Gauchet s’entend dans les radios et se voit sur les écrans de télévision. A propos de quoi ? De son avis sur le devenir des institutions démocratiques des nations européennes, auquel il croit, et en faveur duquel il plaide. Il est vrai que, responsable de la revue Le Débat depuis 1980, il exerce une certaine influence dans la sphère médiatique. Et les intellos défenseurs des institutions, il y en a peu à disposition. Autant aller voir de plus près son dernier livre.

Avec Le nouveau monde, qui vient de paraître, Gauchet clôt un cycle de dix ans de travail, une étude de « L’avènement de la démocratie » commencée en 2007 avec la publication de La révolution moderne et de La crise du libéralisme, puis continuée en 2010 avec A l’épreuve des totalitarismes. Le quatrième volume, tout frais sorti, tente de faire le point sur les faiblesses des démocraties modernes, et surtout sur les motifs et raisons qui permettraient de comprendre ces faiblesses mêmes, et éventuellement de les endiguer. Gauchet est ici à l’exact opposé de Michel Onfray, pour lequel la cause est entendue, et la civilisation européenne en voie de disparition irrémédiable.

Le problème majeur que doivent affronter les sociétés européennes, Gauchet le cerne essentiellement dans la montée d’un juridisme paralysant, celui des Droits de l’Homme, qui mine les États-nations, et donc les identités collectives. Les individualismes dominants, qui convergent sans aucun doute avec les ambitions du néolibéralisme économique, contraignent les nations modernes à devenir des « sociétés politiques de marché » sans aucun rapport avec les aspirations à la solidarité qui les a vues naître et se développer deux siècles durant.

D’où un certain désarroi des Européens, qui subissent en outre une inversion de tendance quant à ce qu’on appelle la globalisation. La première vague de mondialisation, au XIX° siècle et au début du XX°, a en effet été orchestrée par les grandes nations européennes colonisatrices. Mais la seconde vague, passée par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale, revient quant à elle vers les Européens dans un contexte où ils ne sont ni les plus nombreux ni les mieux sécurisés. A force d’avoir entendu parler de Droits universels, d’importantes vagues d’immigration se mettent à y croire, et viennent demander sur place leur part d’exercice de ces droits, et cela sans autre compensation exigée de leur part – individualisme oblige.

Le paradoxe le plus difficile à cerner, dans cette situation, est que la quasi totalité des habitants de la planète, imitant les comportements exportés par l’Occident, attend sa part de gain en matière de richesses ordinaires et d’exercice des libertés individuelles, et cela tout en regardant avec méfiance, voire avec une once de mépris ou de haine, un Occident incapable d’affirmer sa propre identité et de sauvegarder ses frontières.

Gauchet analyse un tel paradoxe de la manière suivante : c’est en sortant du ‘religieux’, entendu comme l’ancien principe fondamental d’organisation politique, que les Européens ont inventé leurs démocraties politiques, de même que l’essentiel des objets et des techniques modernes, lesquels ne sont qu’un produit indirect de cette sortie ; cela étant éclairci, au moins du point de vue de Gauchet, il est évident que les cultures majoritaires au Moyen-Orient, en Chine ou en Afrique ne sont pas près de sortir du monde religieux qu’elles portent en elles, alors que leurs ressortissants aspirent à profiter des fruits de la modernité occidentale. Ainsi les Occidentaux, et en première ligne les Européens, sont-ils méprisés non pour les réussites qu’on leur jalouse un peu partout, notamment leurs libertés politiques et leurs conditions matérielles d’existence, mais parce que leurs organisations politiques ont de plus en plus de mal à se défendre.

Pourquoi les démocraties modernes se défendent-elles mal ? Selon Gauchet, le tort de la modernité est de n’avoir pensé les libertés « que négativement, sous le jour de la libération des tutelles de toute nature, de l’émancipation vis-à-vis des oppressions, servitudes et entraves qui s’y opposaient ». Une fois accompli ce travail contre le négatif, les citoyens se découvrent exercer une liberté individuelle sans pouvoir positif, une liberté d’autant moins lestée de pouvoirs positifs, que les institutions représentatives réputées légiférer en faveur de ces pouvoirs sont contestées en leur fonds, au nom des droits individuels.

Cette analyse de Gauchet a le mérite de l’originalité. La plupart des critiques politiques de la modernité tournent autour du rôle majeur du capitalisme financier dans la désorganisation des institutions. Gauchet, quant à lui, vise un autre horizon, à la fois réformiste et participatif, celui d’une remise sur pied d’institutions représentatives efficaces, seules à même de réguler les identités collectives sans lesquelles les libertés individuelles tournent à vide. Nul, en quelque façon, n’est libre de ses conduites dans un monde vide d’organisation. Tel serait le défi à surmonter. Il est à causalité interne, endogène, beaucoup plus que l’effet des pressions exogène, venues de l’extérieur.

Par quels moyens remporter le pari de la réforme ? C’est là que se situe sans doute la fragilité de l’approche de Gauchet. Il reporte sur une démocratie institutionnelle en crise, le soin de s’extraire de sa propre crise. Mais une fois entrées dans ce que Gauchet qualifie lui-même de « gouffre du droit », des institutions peuvent-elles en émerger par elles-mêmes ?

Si son analyse de la « sortie du religieux » propre aux cultures européennes (autrement dit : l’abandon de la croyance en un sens de l’Histoire – ce qui n’est pas le cas de l’Amérique du Nord) est exacte, alors ce que Gauchet qualifie de « nouveau monde » désigne bien plutôt l’ancien, c’est-à-dire l’Europe, chargée d’« essuyer les plâtres » de l’invention de nouvelles institutions capables rester stables et protectrices sans cesser de se remettre en question pour s’adapter aux novations de leur environnement.

Il est vrai que nombre d’institutions européennes traditionnelles, que Gauchet ne cite pas, les plus anciennes, tout autant l’Althing nordique que la Cité hellénique, étaient capables de cela. Elles incarnaient la double expression d’une vue-du-monde dépourvue de tout sens préalable, et d’une stabilité reconquise en chaque occasion, et parfois sans ménagements. Sans doute quelques cultures européennes contemporaines ont-elles, au moins pour partie, mémoire de cet héritage-là. Mais leurs institutions oubliées gouvernaient des populations peu nombreuses relativement à celles des nations modernes, et plus encore au regard des enjeux nés autour de la mondialisation des relations, tant commerciales qu’humaines. La démocratie représentative est-elle une forme praticable par les grands nombres ?

Gauchet, au total, avance le pari d’un réformisme décisif dont seraient encore capables les démocraties du Vieux continent. Mais ce réformisme-là ne pourrait opérer que dans le cadre d’États-nations stabilisés. Et ceux-ci subissent trois assauts majeurs, qui peuvent se révéler décisifs, c’est-à-dire destructeurs : le juridisme tatillon d’une technocratie européenne envahissante et uniformisante ; le contrôle des grandes sociétés européennes par des capitaux apatrides qui n’ont que faire des vieilles nations ; et un envahissement démographique majeur, par des populations n’ayant souci que d’avantages individuels, et aucun souci de vacillements identitaires qui ne les concernent pas.

Le pari de Gauchet est donc celui d’un réformisme de centre gauche efficace, exigeant un effort continu de discussion et d’institutionnalisation. Précisément tout ce que les formations européennes de centre gauche n’ont jamais su approcher ni réaliser. Dès lors, il n’est pas acquis qu’un viatique pour les discours, tel que celui livré par Gauchet avec talent, soit encore opérant comme viatique pour les actions.

Jean-François Gautier

Marcel Gauchet, « L’avènement de la démocratie, IV. » Le nouveau monde, Gallimard, 752 pages, 25 euros

Crédit photo : Parti socialiste/Flickr (cc)
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