Victor Loupan : « Des aspects essentiels de la révolution russe sont totalement inconnus » [Interview]

04/02/2017 – 06h15 Paris  (Breizh-Info.com) – Les éditions du Rocher ont publié une Histoire secrète de la révolution russe de Victor Loupan, qui vaut le détour. Le livre se lit très vite, et on y apprend beaucoup d’anecdotes et d’informations jusqu’ici pas ou peu connues à propos de cette période majeure du 20ème siècle.

L’épopée du communisme a marqué la vie politique et intellectuelle du XXe siècle. Tout a pourtant commencé par la prise du pouvoir en Russie par un petit groupe d’hommes, les bolcheviks. Appuyé sur des documents d’archives inédits, ce livre nous introduit dans l’intimité inavouable des acteurs principaux de la Révolution russe. Rejetant l’épique et le monumental au profit de l’intime et de l’humain, ce récit rigoureux prend parfois des allures d’enquête policière, voire de roman d’espionnage alors que tout est pourtant vrai, argumenté, référencé.
C’est la grande originalité du livre de Victor Loupan qui nous fait passer des caves de la Tcheka aux salons feutrés de Wall Street, des geôles sibériennes aux cafés à la mode des capitales européennes. En se penchant sur la part invisible de la Révolution russe, il ouvre des portes restées fermées jusqu’ici. Voyant le nom de Léon Trotski dans les journaux, le maître d’hôtel du célèbre Café central de Vienne s’exclame : « C’est ce gars-là qui a pris le pouvoir en Russie ? Mais il me doit encore de l’argent pour des consommations ! » Au fil des mois passés dans l’intimité souvent choquante de Lénine, de Trotski et d’autres acteurs de la Révolution, nous comprenons vraiment ce qui s’est passé.

Journaliste, écrivain, ancien grand reporter au Figaro magazine, membre du Conseil pour la culture du patriarche de Moscou, Victor Loupan est président du comité éditorial et rédacteur en chef de La pensée russe, journal de référence de l’émigration russe en Europe, fondé à Paris en 1947 et de son supplément Le messager orthodoxe. Producteur et animateur des émissions Lumière de l’Orthodoxie, Ecrans et Toiles et Surexposition, il participe régulièrement au Débat de la semaine sur Radio Notre Dame. Il est également réalisateur de films documentaires pour la télévision et auteur de nombreux ouvrages.

Nous avons interrogé Victor Loupan sur son ouvrage.

Breizh-info.com : Vous publiez « une histoire secrète de la révolution russe ». Tout n’a donc pas été dit au sujet de cette période ?

Victor Loupan : L’historiographie française a connu deux époques fondamentales. Celle dominée par les historiens et les universitaires communistes, qui traitaient la révolution russe comme un événement exclusivement positif, a duré jusque dans les années 1970. A la suite de la publication de l’Archipel du Goulag, lui a succédé une école, disons, anticommuniste, qui à la suite de Soljenitsyne s’est mise à appeler la mythique « Révolution d’Octobre », « coup d’Etat bolchevik » et à traiter le communisme comme un vaste crime.

Cent ans après les faits, il m’a semblé intéressant d’avoir une approche plus dépassionnée, moins engagée, plus humaine pour tout dire de cet événement fondateur de la modernité. Et, surtout, de sortir du côté monumental, pour m’intéresser davantage aux principaux acteurs du drame : à leurs vies, à leurs destins entremêlés, à leurs forces et à leurs faiblesses.

Oui, il y a bien des aspects, et des aspects essentiels, de la révolution russe qui sont totalement inconnus. Compte tenu de mes origines et de ma connaissance du russe, j’ai eu un accès privilégié aux sources et aux tout derniers travaux des jeunes historiens moscovites et pétersbourgeois qui ont totalement dépoussiéré cette histoire. Mon livre qui sort résolument des sentiers battus, en est une première illustration en français.

Breizh-info.com : Trotski et Lénine ont obtenu leurs appellation par une usurpation d’identité. Durant tout votre livre, les deux hommes, surtout Trotski, apparaissent aussi comme des bandits. N’est ce pas exagéré ?

Victor Loupan :  Ils n’ont pas usurpé d’identités, au sens où ils n’essayaient pas de passer pour quelqu’un d’autre. Tous les révolutionnaires russes avaient des pseudonymes. Très souvent, on ne connaît même pas leur vrai nom. Des bandits ? Absolument pas ! Je parle d’ailleurs peu de Lénine, car il n’y a pas grand-chose à en dire. C’était un intellectuel laborieux et un idéologue.

L’homme d’action, le révolutionnaire jusqu’à la moelle des os, c’était Trotski. Son histoire est passionnante. Je commence à la raconter au moment où il s’échappe de son exil sibérien. Il n’a alors que 23 ans. Quelques mois après, il est à Vienne en train de dîner avec Victor Adler et Sigmund Freud. Et, en 1905, à l’âge de 25 ans, il revient clandestinement en Russie, pour prendre la tête de la première révolution russe. C’est fascinant. Nous oublions souvent que la révolution bolchevique n’a été que le troisième acte de la révolution russe. Les deux premiers se sont joués en 1905, puis en février 1917. Et les bolcheviks y prirent une part négligeable.

Breizh-info.com : Vous évoquez par ailleurs ces deux personnages comme ayant de grandes difficultés à comprendre l’âme russe, y compris le « populo » que vous décrivez…cela ne les a pourtant pas empêchés de remporter cette révolution ….

Victor Loupan : Quand Lénine et Trotski rentrent en Russie, au printemps 1917, la révolution a déjà eu lieu. Le tsar Nicolas II a été forcé d’abdiquer. C’est la république, dirigée par le gouvernement dit provisoire, gouvernement composé d’idéalistes mais au fond de gens faibles et peu décidés. Lénine dira dans l’un de ses article célèbres : « Nous autres bolcheviks, nous n’avons pas pris le pouvoir. Il trainait par terre. Nous l’avons ramassé, c’est tout. »

Le peuple russe a suivi les Rouges en masse, sans comprendre ce qu’ils représentaient ou qui ils étaient. Je consacre un chapitre du livre à la terreur, la rouge et la blanche, à son horreur métaphysique, mystique presque, qui s’est manifestée avec force pendant les années de guerre civile qui ont suivi la prise du pouvoir par les bolcheviks. Selon toute logique, ces derniers n’auraient pas dû gagner.

Mais c’était sans compter avec le génie militaire et organisationnel de Léon Trotski et le caractère sacrificiel de la révolution.

Breizh-info.com : Parlez nous de cette différence fondamentale, entre Staline, communiste et patriote, et Trotski et Lénine, qui apparaissent comme les pères du mondialisme et de la révolution sans frontières …

Victor Loupan :  Le rôle de Lénine a été de peu d’importance. Il était un symbole, plus qu’un acteur. Peu de temps après la fin de la guerre civile il a eu son premier AVC, puis deux autres. Et en 1924, il était déjà mort.

Les vrais acteurs étaient Trotski dans un premier temps, et Staline dans un second. Trotski a eu le grand tort de mépriser Staline. Il le trouvait sans envergure intellectuelle et sans ambition. Ainsi, le poste de Secrétaire général du Parti a été attribué à Staline parce que personne n’en voulait. Erreur colossale ! Ensuite, j’ai été particulièrement étonné de constater qu’une fois la phase révolutionnaire violente terminée, Trotski a commencé à s’ennuyer, à s’adonner aux plaisirs, à la chasse, aux vices.

Et pendant qu’il perdait son temps à cela, Staline bâtissait les fondations de la future Union soviétique. C’est fascinant ! Puis, l’idée de révolution mondiale ou permanente chère à Trotski l’internationaliste était folie, car les masses populaires étaient fatiguées de la guerre. Les quatre années de guerre mondiale (1914-1918), suivie de deux années d’une monstrueuse guerre civile (1918-1920) ont épuisé les hommes, les femmes, les familles, qui aspiraient désormais au calme et à la normalité. Staline a su exploiter le patriotisme, disons, naturel, des simples gens.

Il a aussi réussi à reformater le Parti en le purgeant et en y faisant entrer en masses de nouveaux cadres venus des provinces reculées qui ne pouvaient comprendre les intellectuels révolutionnaires tels que Trotski et consorts qui ont passé les belles années de leur jeunesse dans les cafés à la mode des capitales européennes.

Breizh-info.com : En quoi la révolution russe a t-elle, selon vous, « jeté un défi à la logique » ?

Victor Loupan : Toutes les révolutions jettent un défi à la logique. La russe se considérait, de l’oublions pas, comme héritière de la Révolution française. La grande originalité de la Révolution russe réside dans le fait qu’elle a réussi à installer l’utopie au pouvoir. A partir des années 1920, le communisme est l’idéologie dominante chez les intellectuels sur l’ensemble du globe.

Des partis communistes puissants se créent partout, en France notamment. L’URSS devient la patrie des travailleurs du monde entier. Tout cela n’est pas explicable par la logique pure ni par la froide raison. L’irrationnel et le mystique y jouent un grand rôle. Le communisme a aussi été une question de foi dans un avenir radieux et dans la possibilité de construire le paradis sur Terre. Et, on l’oublie souvent, l’URSS écrase l’Allemagne nazie et devient une superpuissance égale des Etats-Unis.

Breizh-info.com : Vous dites finalement que le règne sanglant de Staline n’est qu’un aboutissement de cette révolution russe, qui portait les germes du sang et de la barbarie. Trotski a-t-il été finalement le pire, humainement, de ces trois personnalités historiques ?

Victor Loupan : Le grand poète russe dissident, Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature, disait à moitié en plaisantant que les Russes ont eu de la chance de n’avoir que Staline, pâle copie de l’original que fut Trotski. C’est une boutade, bien sûr. Mais pas tant que cela.

Car l’idée de Trotski était d’imposer la révolution à l’ensemble des pays européens, puis au monde entier. Pour lui, la révolution russe était juste un prélude à la révolution mondiale. On ne peut réécrire l’histoire. Mais on peut imaginer que si Léon Trotski avait pris le pouvoir, il aurait sans doute essayé d’embraser l’ensemble de l’Europe.

Breizh-info.com : Que reste-t-il, aujourd’hui, en Russie mais aussi dans le monde, de cette révolution d’octobre ? Le mondialisme d’aujourd’hui a-t-il des liens avec ce qu’il s’est passé il y a un siècle ?

Victor Loupan : A l’instar de Marx, Lénine et Trotski étaient des mondialistes. Ils rêvaient à un monde sans frontières et sans nations ni nationalités, à une république mondiale. On peut y voir donc certaines ressemblances avec l’idéologie mondialiste actuelle. Mais comparaison n’est pas raison. Notre mondialisation à nous est ultra-capitaliste et ultra-libérale. Elle est basée de surcroît sur une exploitation féroce des travailleurs, tout particulièrement de ceux qui vivent dans les pays pauvres, et sur un chômage de masse dans les pays dits riches.

Y voir des rapports de cause à effet serait donc abusif. Je dirai même que la mondialisation a été rendue possible par la chute du communisme soviétique et la disparition donc de toute alternative au capitalisme libéral.

Breizh-info.com : Sur la guerre civile russe, sur la révolution russe, quels autres ouvrages conseilleriez-vous à nos lecteurs ?

Victor Loupan : Je pourrais leur conseiller un livre qui m’a beaucoup éclairé à une époque, L’Utopie au pouvoir de Michel Heller et Alexandre Nekrich. On le trouve aujourd’hui en poche.

Propos recueillis par Yann Vallerie

Photo : DR
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