Le Brexit face à la souveraineté des Chambres : un problème révolutionnaire

05/11/2016 – 06H30 Londres (Breizh-info.com) – La Haute-Cour de Londres, ce jeudi 3 novembre, a exigé que le gouvernement de Theresa May, Premier ministre, obtienne l’accord du Parlement avant d’entamer les négociations du retrait britannique de l’Union européenne. La Chambre des Communes étant majoritairement opposée au ‘Brexit’, il est possible que le gouvernement, pour éviter un échec, fasse, auprès de la Cour Suprême du Royaume, appel de la décision de la Haute Cour. Qu’adviendra-t-il ensuite ? L’avenir est indécis, plutôt du type Storm Warning dans le vocabulaire de la Navy : « Avis de tempête ».

Comment considérer cet apparent revirement ? Notre collaborateur Jean-François Gautier tient pour certain, depuis le mois de juin dernier, que la Grande-Bretagne ne peut quitter l’UE sur le résultat du seul ‘Brexit’, et qu’elle ne la quittera sans doute pas. Position paradoxale, compte tenu du référendum du 23 juin : près de 52% des voix en faveur du départ. Il est utile d’examiner les faits.

Breizh-info : D’où venait votre opinion d’un départ de la Grande-Bretagne rendu difficile, voire impossible ?

J-F Gautier  : Pas d’un sentiment subjectif, mais simplement de l’histoire du Royaume-Uni. Un référendum britannique n’est ni constitutionnel ni législatif. Ce n’est pas le peuple en tant que tel qui a le pouvoir de dire et de faire, ce sont les Chambres. Voilà qui remonte à la Glorieuse Révolution du XVII° siècle. Ce sont les Chambres qui, en 1688, en plein conflit avec le roi Jacques II, ont appelé à la rescousse le Staathouder néerlandais Guillaume d’Orange-Nassau, elles qui l’ont mis sur le trône en 1689, et elles qui ont obtenu de lui leur pouvoir de décision en dernier ressort. Rien n’a changé depuis, sinon une lente érosion du contrôle des Lords par rapport au pouvoir des Communes.

Parenthèse, la musique de la cérémonie du couronnement de Guillaume III, le 11 avril 1689 à Westminster, était signée Henry Purcell, lequel avait déjà rédigé celle de la précédente cérémonie de 1685 en l’honneur de Jacques II qu’on mettait maintenant à la porte. Les rois passent, le compositeur reste. Belle prime au talent.

Mais le fait fondamental est surtout que les Chambres ont fait approuver par leur nouveau roi Guillaume III, en décembre 1689, une Déclaration de Droits (Bill of Rights) qui très claire : l’absolutisme royal n’existe plus, ce qui avait déjà été accepté par Jacques II, et, ce qui est plus important, la légitimité appartient aux Chambres, qui sont les seuls vrais arbitres des décisions engageant le royaume. Toute la Glorieuse Révolution britannique tient en cela, et en quelques textes complémentaires. Qui peut contourner ce fait fondamental, sans que les Chambres ne se renient elles-mêmes ? Il est logique que la Haute Cour londonienne exige aujourd’hui leur avis motivé, c’est-à-dire leur décision en dernier ressort.

 Breizh-info: Juste pour le respect des principes ?

 J.F. Gautier : Il faut toujours faire attention aux principes. Le plus important, du point de vue de la philosophie du droit, c’est que, contrairement à ce qui adviendra un siècle plus tard avec la Révolution française, la légitimité britannique n’appartient pas au peuple : elle appartient tout entière à ses représentants. Lorsque, en juin 1975, le premier ministre travailliste Harold Wilson a organisé son référendum de maintien d’adhésion à la CEE d’alors, il ne s’agissait pas pour les électeurs de décider quoi que ce soit de législatif, mais d’approuver ou non la décision, déjà prise le 19 avril par les Communes, de rester dans la CEE. C’était bien une consultation d’opinion, indispensable pour Wilson qui risquait d’être mis en minorité dans son propre parti, mais ce n’était pas un référendum législatif au sens français. La réponse référendaire eût-elle été négative, Wilson eût dû repasser par les Communes pour négocier une nouvelle décision.

Breizh-info : D’où vient ce régime spécial britannique ?

J-F Gautier : Du point de vue des traditions britanniques, c’est plutôt ailleurs qu’il existe un régime spécial. Il ne faut pas oublier que la ‘conscience’ humaine, laquelle est au fondement des Droits de l’Homme, et donc de la souveraineté politique des individus citoyens, est une invention tardive, qui date d’après la Glorieuse Révolution de 1689. Elle est entièrement due à un philosophe certes anglais, John Locke, ami de Guillaume III et de la reine Mary qui l’avaient connu aux Pays-Bas, mais elle ne fut publiée, dans l’Essai sur l’Entendement Humain, qu’après le Bill of Rights, cette quasi constitution qui ne tient aucun compte des consciences individuelles, et ne les évoque jamais.

Breizh-info :  La question de la conscience des citoyens n’était-elle pas politique à cette époque ?

J-F Gautier : Oui et non. Ce qui était politique, et même éminemment politique dans l’Angleterre de la fin du XVII° siècle, c’étaient les droits d’expression revendiqués par les différentes confessions religieuses, qui, comme en France ou dans les provinces germaniques, avaient d’énormes difficultés à co-exister. Charles II, monté sur le trône en 1660, et Jacques II à sa suite étaient, comme tous les Stuart, ouvertement catholiques. Ils rassemblaient contre eux les anglicans bon teint, les calvinistes, les luthériens, les baptistes et autres chapelles dissidentes, ce qui fait beaucoup de monde. Motif pour lequel les Chambres ont appelé Guillaume d’Orange sur le trône, un protestant hollandais plutôt calviniste, mais qui avait épousé la fille aînée de Jacques II, ce qui arrangeait les problèmes de légitimité successorale. Il ne faut pas oublier que toute l’Europe de l’époque était traversée de conflits religieux sanglants. Le coup de maître de la ‘consciousness’ de John Locke, ce fut, comme diraient les modernes, une forme de laïcisation des conflits, et donc de neutralisation de ceux-ci : après Locke, la conscience, attachée à l’individu considéré en tant qu’Homme en général, tint lieu et place de l’âme propre aux croyants. Les différentes confessions pouvaient dès lors s’opposer quant au statut de l’âme, et des devoirs qui lui étaient attachés, mais elles pouvaient admettre une certaine neutralité de la ‘conscience’ à la Locke. Voilà un concept totalement flou, mais qui esquivait habilement les conséquences politiques des désaccords entre confessions.

Breizh-info : En quoi cela regarde-t-il la contestation du ‘Brexit’, ou sa mise en ordre formelle ?

J.F. Gautier : Personne ne semble s’en soucier. Bien à tort. Car s’il advenait que la Cour Suprême décidât, au nom des idéologies modernes, au nom de la consciousness des citoyens, exprimée dans et par le résultat du référendum de juin dernier, que le Royaume pût se passer de la décision en dernier ressort du Parliament, et notamment des Commons, ce serait une vraie révolution dans les mœurs politiques et dans leurs fondements juridiques. La légitimité du Bill of Rights tomberait d’un coup. Or ce Bill est la partie centrale de ce qui tient lieu de Constitution non écrite du Royaume. Il n’est pas évident que les juristes britanniques pourraient s’en sortir sans recourir à la rédaction d’une vraie Constitution, au sens moderne, laquelle n’a jamais existé outre-Manche. Et il n’est pas certain que l’Écosse, le Pays de Galles ou l’Irlande du Nord s’en accommoderaient sans broncher. Le Brexit sans la décision des Chambres – pas l’approbation, mais bien la décision en dernier ressort -, ce serait une contestation directe et décisive de ce qui fait l’équilibre politique d’Albion depuis plus de trois siècles. Voilà qui ferait tout de même un peu de bruit.

Breizh-info : Jusqu’à faire chanceler la légitimité de la couronne ?

J.F. Gautier : Pourquoi pas ? Le régnant britannique est chef de l’Église anglicane. Et ce ne serait sans doute plus d’actualité dans la rédaction d’une Constitution moderne…

Photo : Wikimedia commons (cc)
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2 réponses à “Le Brexit face à la souveraineté des Chambres : un problème révolutionnaire”

  1. Fanny Dubois dit :

    merci pour ce remarquable exposé ; c’est nettement plus clair que l’article des « Echos »!

  2. Abrux dit :

    L’article est un brillant exposé juridique.

    Le droit gère l’existant; depuis le résultat du referendum je continue de penser que le Brexit aura lieu.

    La Chambre est effectivement plutot contre le Brexit (des MPs élus avant ce referendum). Maintenant admettons que la Chambe aille contre la décision « non juridique » du referendum. Que va t-il se passer lors des prochaines élections ? Une chambre massivement pour le Brexit ?

    Je rappelle que contrairement à la France et les scrutins à 2 tours. En UK c’est dans un jeudi dans la semaine en 1 tour et le candidat en tête est élu même avec 20%. Regardons en France ce que ça donnerait ! En outre en UK il n’y pas beaucoup d’élus, donc peu de contre pouvoir comme le millefeuille français.

    Tout les médias français se délectent de ce nouveau rebondissement. Ils ne pensent pas au futur et à l’effet boomerang. Si la chambre devient souveraine pour le Brexit, inversement elle pourrait décider du jour au lendemain sans référendum de faire un Brexit en 2016, 2020 etc … Quelle incertitude pour l’adhésion UK. Les signatures du gouvernement n’auraient plus aucune valeur etc …

    Mon avis est qu’on se dirige vers une chambre qui vote un « Brexit Soft ».

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