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Les mètres du monde. Olivier Rey : quand le monde s’est fait nombre

Les chiffres, et les courbes qui leur sont associées ? Tels sont les outils majeurs de la représentation du monde moderne. Mais c’est un monde que le chiffrage a vidé de tout bon sens, sinon de toute signification. Olivier Rey le constate dans son dernier ouvrage, Quand le monde s’est fait nombre. Un exemple suffit à en illustrer le propos : François Hollande, candidat à la présidence de la République en 2012, s’était engagé à « inverser la courbe du chômage » plutôt qu’à favoriser la création d’emplois réels. La rhétorique de la courbe, ici, tenait lieu de promesse d’action. C’était la négation de toute responsabilité politique, ce qui n’a pas empêché son élection.

Nantais de naissance, polytechnicien, officier de marine, thésard au CNRS sur les équations elliptiques, Olivier Rey est revenu à l’X de 1991 à 2006 pour y enseigner les mathématiques. Puis il a bifurqué vers l’histoire des sciences et la philosophie, matières qu’il enseigne aujourd’hui à la Sorbonne. Il s’était fait connaître en 2003 avec un essai critique intitulé Itinéraire de l’égarement (Le Seuil), dans lequel il dénonçait l’emprise sur les cultures modernes de savoirs scientifiques mal digérés. Il avait récidivé en 2006 avec Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit (Le Seuil). Une image en était restée : l’inversion de la position des enfants dans les poussettes (ils regardent maintenant en devant, et non plus vers leur mère) résume la propension des sociétés modernes à tourner le dos aux héritages qui les fondent.

Des individus pris dans la tourmente indiciaire

Le dernier livre d’Olivier Rey va plus loin encore : croissance, chômage, inflation, bourse, immigration, délinquance, instruction, accidents, tout n’est que chiffres dans les représentations. Rien n’est plus vivant, familial, ordinaire, vécu par des êtres de chair et de sang, par des êtres en relation. Ne restent que des individus pris dans la tourmente indiciaire. La France n’est pas seule embarquée sur ce radeau de la Méduse. Le sinistre Traité de Maastricht, signé en novembre 1991 par douze chefs d’États, contenait quatre critères numériques d’admission dans l’Union Européenne, parmi lesquels le fameux ratio « déficit/PNB » limité à 3 %. Jamais, dans toute l’histoire du monde, un traité n’avait fondé sur des données chiffrées une alliance entre des peuples. L’avenir commun, en devenant numérique, perdait toute ambition politique.

Restait l’individu européen, sans autre histoire. L’individu, la traduction latine de l’atomos grec, l’insécable, l’indivisible. Nous héritons de sociétés dans lesquelles les individus étaient la partie dernière, ultime, d’organisations dans lesquelles le collectif était la matière première, la donnée vitale du groupe, qu’il soit familial ou villageois, corporatif dans un artisanat, ou nourricier dans l’agriculture. Et nous avons construit, après la Révolution française, des sociétés dans lesquelles l’individu est premier, élément initiateur de sociétés qui ne sont que des multiplications d’unités numériques analogues, et bases de codes juridiques puisque dépositaires d’une souveraineté déléguée à de prétendus représentants.

Cherche-t-on un indice du triomphe de l’abstraction individuelle ? Le premier d’entre eux a été inventé par Adolphe Quételet (1796-1874), un naturaliste, statisticien et astronome belge. L’indice de Quételet, ou Indice de Masse Corporelle (IMC), divise un poids en kilogrammes par le carré d’une taille en mètre. Les institutrices d’autrefois interdisaient de diviser les choux par des carottes. Quételet, sans doute, était plus subtil. L’IMC sert aujourd’hui au calcul des primes d’assurance-vie, lesquelles conditionnent une part du prix des crédits immobiliers. Une abstraction est devenue un informateur économique, et même un informateur de santé publique en période d’obésité galopante dans les classes maternelles : l’IMC passe pour mesurer ce qu’il en est de la malnutrition, alors qu’il en délaisse toutes les causes à incidence comportementale.

Peut-on faire plus absurde ? Oui. Par exemple vouloir « inverser la courbe du chômage »

Peut-on faire plus absurde ? Oui. Par exemple vouloir « inverser la courbe du chômage ». Personne n’a jamais inversé aucune courbe. Une fonction peut être décrite comme croissante ou décroissante, il est possible d’en inverser le sens de variation, mais pas la courbe, laquelle n’est qu’un graphisme sans aucun rapport avec la réalité des emplois ni avec le sens décroissant de leur variation statistique.

Cela posé, le travail d’Olivier Rey n’aurait d’autre portée que polémique s’il ne s’intéressait aussi et surtout aux racines du déferlement statistique. L’individualisme triomphant fait de chacun le lieu principal d’une représentation essentielle du monde, représentation dont chacun est à la fois le témoin et le principal vecteur d’expression. Ainsi le centre du monde est-il partout, dans chaque conscience, et les frontières nulle part. D’où cette ambiguïté fondamentale de la modernité : si nombre d’esprits sont d’accord pour dénoncer l’absurdité de la rationalisation débordante des faits sociaux, des opinions, des préférences, des urgences, des enquêtes, et tutti quanti, qui, parmi eux, est prêt à se défaire de la place première qu’accorde à son individualité la société en décomposition dans laquelle il vit et habite ? Siéyès assurait en 1789 que « les volontés individuelles sont les seuls éléments de la volonté commune » ; il est toujours d’actualité dans les têtes.

« Autrefois, le ‘je’ était le singulier du ‘nous’ ; aujourd’hui, le ‘nous’ est le pluriel du ‘je’. »

En résumé, le gouvernement par la statistique, cette matrice des discours politiciens, est moins la cause des malheurs du temps que la conséquence de ce qui, dans les esprits contemporains, donne un ordre crédible à ces discours. C’est bien parce que la croyance majeure propre à nos modernités occidentales tourne les ‘consciences’ vers elles-mêmes, que la représentation numérique des individus se trouve justifiée. Le sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936) avait analysé de longue date (Gemeinschaft und Gesellschaft – 1912) les différences entre ‘communautés’ et ‘sociétés’ : dans les communautés, les individus tirent de celles-ci la matière de leur identité propre ; dans les sociétés contractuelles, c’est la fédération des individus qui donne une identité à la collectivité. « Autrefois, dit Olivier Rey, le ‘je’ était le singulier du ‘nous’ ; aujourd’hui, le ‘nous’ est le pluriel du ‘je’. »

Les processus génériques des deux types de collectivités sont strictement inverses. Il est évident que l’on ne peut passer brutalement ou par décret d’une forme d’association entre les hommes à une autre, surtout en politique. Les deux révolutions de la fin du XVIII° siècle, politique en France, industrielle en Grande-Bretagne, imitées partout en Europe, ont provoqué une transformation progressive des communautés traditionnelles en sociétés modernes gouvernées par une ‘physique sociale’. Ces sociétés évoluent vers des formes d’organisation de moins en moins vivables. Et la question simple : comment sortir de ces impasses ?, ne trouve pas de réponse écrite, ni dans le marbre de la statistique ni dans celui de la loi.

Le défi lancé aux jeunes générations est dès lors ouvert. Il est ambigu. Le site américain CareerCast.com, dans son classement 2016 des métiers d’avenir, inscrit non ceux relatifs à l’informatique pure ou à l’énergétique, mais en n°1 celui de Data Scientist (Ingénieur en données), et en n°2 celui de Statistician (Statisticien). L’organisme cite à l’appui de son résultat les « besoins croissants en matière de collecte et d’évaluation de quantités massives de données ». D’où ce constat d’Olivier Rey, à propos de ce qu’il qualifie de « nombrification du monde » : « On s’emploie à corriger les défauts de la statistique en étendant son domaine d’application. » Une extension paradoxale du domaine de la représentation du monde vécu, qui est réclamée par les citoyens au nom d’une certaine forme de justice distributive, c’est-à-dire numériquement égalitaire.

Pour combien de temps ? Olivier Rey ne dessine aucune perspective historique quant à la sortie des cauchemars numériques. Le devenir n’est pas prévisible, même par la statistique. On peut néanmoins en dessiner les grandes lignes. A l’évidence, comme l’a montré l’implosion de l’URSS, société auto-bloquée dans son développement par pure application de ses principes constitutifs, les sociétés modernes vont, elles aussi, se heurter aux murs qu’elles ont bâtis. De quelles compétences individuelles auront-elles alors besoin ? Pas de fortes têtes dans des domaines spécialisés. Plutôt de caractères bien trempés, capables d’audace, nantis d’aptitudes au rassemblement. « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve », assurait le poète Hölderlin. Les vraies pédagogies devraient orienter dans cette direction volontariste et désintéressée une jeunesse désorientée : c’est par là qu’elle inventera ses clairières.

Jean-François Gautier

Olivier Rey, Quand le monde s’est fait nombre, Stock, 19,50 euros. (cliquez sur l’image pour le commander)

Photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2016 dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine

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3 réponses à “Les mètres du monde. Olivier Rey : quand le monde s’est fait nombre”

  1. Empereur dit :

    Excellente analyse du dernier livre d’un auteur dont la lecture est essentielle pour la compréhension de la  » société automatique » dont certains nous annoncent l’avènement imminent ( B. Stiegler notamment).

  2. Breizh Info dit :

    Notre lecteur n’a pas tout-à-fait raison, et Olivier Rey est bien mathématicien. Ne pas diviser des choux par des carottes signifie : ne pas diviser des légumes entre eux ; ce qui n’interdit évidemment pas de construire, par exemple, un indice divisant une unité de prix par une unité de poids, comme dans tous les commerces alimentaires. Mais attention : le calcul du prix de 1,5 kg de carottes ne divise pas le prix par le poids ; il multiplie l’indice de prix référent (2 euros/kg, qui est une abstraction) par le poids mesuré (1,5 kg) pour obtenir le prix final réel (3 euros). Quant à la vitesse, citée ici, elle calcule, si l’on suit bien Leibniz, le quotient (dL/dT) d’une distance parcourue (intervalle d’espace) par rapport à une durée (intervalle de temps) ; on remarque ici combien la notion de ‘vitesse instantanée’ est illusoire : la vitesse calibre une distance parcourue au cours d’une durée indiciaire référente, qu’il s’agisse de m/s ou de km/h. L’équation aux dimensions [V = L.T-1], conventionnelle, concerne l’écriture, pas la réalité physique, empirique. Quant à l’accélération, quand la vitesse n’est pas constante, elle est la dérivée de cette vitesse par rapport à une durée. Maintenant, reprenons l’IMC de Quételet. En premier examen, le rapport M.L-1 du poids en kg par la taille en cm pourrait indiquer un poids moyen par unité de longueur ; voilà qui aurait une signification pratique si un corps humain était quasi homogène, ce qui n’est pas le cas. Mais Quételet pousse un peu plus loin, vers l’indice M.L-2 ; pas d²M/dL² qui serait une dérivée seconde, une combinaison de variations, comme pour l’accélération, mais bien M.L-2 en unités pures. On peut comprendre intuitivement ce que sont une vitesse et une accélération, en termes de distances parcourues par unité de durée, et de variations de la vitesse. Mais la dérivée seconde d’une variation de poids par rapport à une variation de taille, voilà qui resterait bien mystérieux. Au total, même s’il est possible d’utiliser M.L-2 pour chiffrer abstraitement des différences entre des individus, la comparaison indiciaire n’a pas, de soi, un portée empirique bien claire. Par exemple : que dire, en termes de santé immédiate, de la différence d’IMC entre un mannequin et un haltérophile ? C’est bien ce que regrette Rey dans ce qu’il qualifie de ‘nombrification’ du monde : un effacement des situations vivantes et concrètes, au profit de la prise en considération quasi exclusive des moyennes statistiques d’indices abstraits.

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