19/10/2016 – 08H00 France (Breizh-info.com via Iliade) – Une lecture européenne de « Game of Thrones » ou Trône de Fer ou « De la permanence et de la vitalité des représentations européennes dans un phénomène littéraire et télévisuel mondial ». Pourquoi s’intéresser, en tant qu’Européen, aux raisons du succès de George R.R. Martin ? Première partie.
Série télévisée désormais culte, « Game of Thrones » est inspirée d’une série littéraire (toujours inachevée à ce jour) imaginée par l’Américain George R.R. Martin, A Song of ice and fire – traduite en français sous le titre de Le Trône de fer.
La série télévisée (produite par la chaîne de télévision américaine HBO) mérite à ce jour tous les superlatifs : série la plus téléchargée, série la plus récompensée [1] et la plus attendue par les téléspectateurs, devenue un référent incontournable pour le choix des prénoms des nouveaux-nés (les prénoms des personnages Arya et même Khaleesi sont donnés aux enfants !), se déclinant en nombreux jeux (Monopoly, Risk, jeux de rôle, jeux de cartes) et dérivés (Les Cartes du monde, Les Origines de la saga, les recettes de Game of Thrones, etc.).
La série littéraire, commencée en 1996, a été quant à elle traduite dans plus de quarante langues et vendue à plus de soixante-huit millions d’exemplaires (pour les cinq premiers tomes), avec des groupes d’admirateurs dans le monde entier [2].
Mais comment expliquer ce véritable phénomène de société ? Certains s’y sont essayés, avec un succès parfois relatif, comme l’hebdomadaire Le Point faisant un parallèle entre le monde politique français et les familles nobles de Westeros…
En revanche – et cet essai se fonde en partie sur celles-ci – des analyses pertinentes ont été réalisées par Frédéric Lemaire (Comment Bourdieu éclaire Game of Thrones – et vice-versa), par Stéphane Rolet dans le hors-série du magazine Lire du printemps 2015 (Le trône de fer décrypté) ou par le magazine Slate sous le plume de Alix Baptiste Joubert. La page Wikipedia sur le Trône de Fer est aussi particulièrement complète et intéressante.
Plus qu’une analyse précise du monde du Trône de Fer ou un essai dressant hypothèses et explications aux nombreuses zones d’ombres de la série, ce travail est d’abord une lecture – engagée – de l’œuvre littéraire de Martin et de son adaptation télévisée.
Beaucoup ont tenté d’expliquer le succès de la série par la «profondeur» de l’œuvre, les éléments se rapportant à l’histoire, la science politique ou même les thèses de Bourdieu – le lecteur/spectateur étant attiré et fasciné par les messages quasi-subliminaux. D’autres ont souligné le style « moderne » de l’auteur renouvelant le genre de l’heroic-fantasy. Certains enfin, critiques voire cyniques, ont ramené le succès de la série à sa violence, aux scènes de sexe, aux (trop) nombreux revirements de situation, à l’esthétique cinématographique servant de piètres valeurs mercantiles et égoïstes…
Cependant, comme le souligne Alix Baptiste Joubert, « la fascination généralisée pour cette série pourtant basée sur un triptyque assez basique inceste/mains coupées/morts vivants est un mystère qui résiste à toutes les tentatives d’explication ».
Comment expliquer en effet la fascination d’un monde médiéval-fantastique, de ses personnages si éloignés des « élites » actuelles, d’une intrigue épique, chez des lecteurs et des spectateurs englués dans un monde matériel, se désintéressant de l’Histoire, méconnaissant la civilisation européenne, se détournant de la spiritualité et se méfiant de l’identité – notion dépassée voire dangereuse ?
La réponse est peut-être tout simplement culturelle, même civilisationnelle, et les clefs d’explication, n’en déplaise sans doute à Martin lui-même et aux réalisateurs américains de la série, se trouvent dans la tradition telle que l’entend Dominique Venner : « la tradition n’est pas le passé, mais au contraire ce qui ne passe pas et qui revient sous des formes différentes. Elle désigne l’essence d’une civilisation d’une très longue durée ».
C’est de ce « murmure » que naît le succès d’un Chant de glace et de feu.
En somme, la série nous parle parce qu’elle se réfère à notre histoire, à nos mythes, à nos légendes. Par la puissance évocatrice de la littérature, d’une part, et celle du cinéma, d’autre part, les représentations de la civilisation européenne plurimillénaire retrouvent leur place dans une nouvelle dynamique de réenchantement du monde.
Ainsi, dans notre lutte pour faire renaître chez nos compatriotes endormis la conscience de leur culture charnelle, attachée aux pierres, aux forêts et aux fleuves, de nos mythes et de notre si riche histoire, retrouver dans le Trône de fer et dans Game of thrones des éléments authentiquement européens participe à une réappropriation de ses propres origines et du sens de sa civilisation.
Ce travail présente ainsi deux niveaux de compréhension intimement liés pour expliquer le succès de la série en Occident, mais montre aussi (il est intéressant de noter qu’au Canada, l’université de Colombie-Britannique a instauré un cours de littérature intitulé : « Notre Moyen Âge moderne, un chant de glace et de feu » ! ) à quel point cette série prend racine dans l’univers européen (au sens temporel, spatial mais aussi métaphysique) pour le renvoyer, de manière forte et originale, à nous-mêmes.
Réalisée dans le cadre de la « mission » et des travaux de l’Institut Iliade, cette lecture doit permettre de retrouver et de dévoiler, de mettre en lumière, des enseignements allant du souffle épique d’Homère à la critique du monde moderne de Julius Evola, et de porter un regard nouveau sur la situation que vit (ou subit) l’Europe aujourd’hui.
Médias à la fois facile d’accès et riche, les versions télé et papier de Game of Thrones peuvent ainsi être utilisés pour éveiller les lecteurs et autres aficionados de ce « Chant de glace et de feu » à l’Histoire européenne et à ses mythes enracinés, à des valeurs oubliées, galvaudées ou moquées par notre époque.
Une plongée dans « la matière » de la fantasy, le renouveau de l’imaginaire européen et de ses mythes fondateurs
La fantasy est un vaste champ littéraire développé à partir de la tradition légendaire européenne. A Song of ice and fire appartient pleinement à ce genre hérité de la vaste tradition légendaire européenne, des épopées d’Homère à Beowulf, des Eddas aux Chansons de geste, de la saga arthurienne aux contes de fées. La fantasy est un moyen d’expression moderne de l’imagination populaire – le filtre du fantastique permettant de mieux appréhender certaines réalités. L’œuvre de Martin n’y fait pas défaut.
Genre littéraire aujourd’hui reconnu, la fantasy a obtenu ses quartiers de noblesse avec (notamment) Robert E. Howard (Conan, Kull le roi barbare, Solomon Kane), J.R.R. Tolkien (Le Silmarillon, Le Hobbit, Le Seigneur des anneaux) et compte aujourd’hui de nombreux sous-genres et autant d’auteurs de renom. Martin reconnaît d’ailleurs l’influence sur son œuvre de grands messieurs comme Homère et Tolkien bien sûr, mais aussi de Lovecraft, Roger Zelazny, Jack Vance, aux côtés de Shakespeare, Sir Walter Scott et Maurice Druon (pour ses Rois maudits).
Ainsi, le lecteur/spectateur, amateur averti ou néophyte du genre, se retrouve plongé dans un univers qui lui parle d’une manière presque inconsciente lorsqu’apparaissent dragons, morts-vivants, sorciers, elfes (le Peuple de la Forêt), géants et autres loups monstrueux.
Mais l’originalité de Martin tient sans doute à sa manière de jouer avec les règles du genre. Il parvient en effet à rendre crédible son univers, en le dotant d’une vraie géographie et d’une histoire fouillée, en donnant par exemple forces détails sur les armées en déplacement et leur logistique, sur les villes et les villages, sur la vie quotidienne à Westeros, à Dorne, chez les Fer-Nés, sur le Mur, à Braavos, chez les Dotraakis, sur la côte des esclaves… Bien entendu, la série littéraire est plus précise que la série télévisée, mais le spectateur reste malgré tout fasciné par la réalité de cet univers.
Martin se rapproche en cela d’un Tolkien et peut-être (et surtout) d’Homère chez qui le surnaturel (les dieux et leurs actions), s’ils ne représentent pas le cœur de l’action, font intimement partie à la fois du monde et de l’intrigue.
Par ailleurs, la présence de la magie, ou plutôt sa réapparition dans l’univers, permet de le « réenchanter » et en retour d’offrir une autre vision au lecteur/spectateur de ce qu’il est possible d’imaginer.
La place de la mort, de la violence et le refus de toute dichotomie « bien/mal » est un autre point fondamental chez Martin.
Martin joue ici avec l’une des normes de la fantasy moderne : le héros gagne à la fin. Or, chez Martin, nul ne peut deviner qui sera le prochain roi (ou reine) sur le trône de fer et encore moins qui survivra. Là aussi il se rapproche de Tolkien (surtout dans le Silmarillon) et d’Homère (dans L’Iliade) : les Stark, alors qu’ils incarnent des héros archétypaux, sont décimés ; les Lannister, malgré leur puissance, vacillent ; les Tyrell, qui représentent une puissance montante, trébuchent ; ce qui reste des Targaryen, malgré leurs dragons, ne sont assurés de rien…
Ensuite, aucun des personnages n’est totalement bon ou totalement mauvais. Martin se rapproche là aussi de la tradition homérique, du Tolkien du Silmarillon, des héros des mythes antiques comme Héraclès, Persée, Jason, Thésée, qui possèdent tous leur part sombre.
A l’inverse, les Lannister, que l’on pourrait a priori aisément qualifier de méchants, ne personnifient en aucun cas le Mal : Tawin, le chef de sa maison, prône la fidélité des siens à leur sang et leur rang ; Jaime, vaniteux et détestable au début de l’intrigue, connaît une évolution, presqu’une initiation, après avoir eu la main coupée. Le lecteur/spectateur peut se retrouver en eux parce qu’ils sont suffisamment complexes et capables de bon comme de mauvais.
Certains autres personnages sont complètement abjects, comme Ramsay Bolton ou Joffrey Baratheon qui incarnent une hybris maladive et dégénérée.
La place de la violence (à laquelle on peut ajouter celle du sexe) choque et fascine à la fois chez Martin. La série de HBO va même encore plus loin – la puissance des images et des scènes filmées étant dans ce domaine supérieure aux mots et à l’imagination. Martin explique qu’il utilise la violence pour se rapprocher de la réalité des guerres, donnant moult détails sur les cadavres puants, les villages détruits, les tortures, les viols… La scène des « Noces pourpres » reste sans doute l’une des scènes les plus dures de la série, voire de l’histoire des séries télévisées ! Mais Martin ne fait que renouer avec, par exemple, les descriptions d’Homère, fort prolixe pour décrire la mort des guerriers troyens ou grecs. Et comment ne pas songer à « Barbe Bleue » quand on découvre les agissements de Ramsay Bolton, à « Vlad Tepès » lorsqu’on nous décrit la bannière de son père lord Bolton dit « l’Ecorcheur »…
La référence à des temps légendaires, la puissance évocatrice du mythe agite également l’univers de Game of Thrones. Martin a doté son monde d’une histoire qui lui donne cohérence et profondeur. Et qui fait à nouveau écho à nos propres mythes. Ainsi, l’histoire de Westeros remonte à plus de 10.000 ans, le continent se forgeant au gré de diverses migrations de peuples venant « de l’autre côté du détroit ». Le premier âge se nomme l’Age de l’Aube et voit les Premiers Hommes débarquer sur Westeros. Cette première migration fait clairement écho aux premières grandes migrations indo-européennes, les Premiers Hommes arborant des armes et armures en cuivre dont la description rappelle celle des premiers peuples celtes.
Entrant en lutte avec les Enfants de la Forêt, le Petit Peuple autochtone, les Premiers Hommes finissent après plusieurs siècles de combat par signer un pacte et adopter leurs dieux, fondant leurs sanctuaires au cœur des forêts autour d’arbres séculaires, les barrals. Puis vient l’Age des Héros, qui couvre 4.000 ans, période tout aussi mythique (la connaissance ne passe pas encore par l’écriture), qui voit les dieux se mêler aux hommes pour façonner le continent, créer les premiers royaumes et bâtir le Mur. C’est durant cette période que se déroulent les premiers affrontements avec les Autres, les Marcheurs blancs, des revenants qui apportent mort et destruction – ils seront vaincus une première fois grâce à l’aide des Enfants de la Forêt, lors d’une bataille marquant la fin de l’Age des Héros.
« L’histoire écrite » de Westeros débute avec une nouvelle migration, celle des Andals, peuple au teint clair, maîtrisant le fer et apportant de nouveaux dieux (les Sept). Les Andals entrent en conflit avec les Premiers Hommes mais finissent par se mêler avec eux pour ne former plus qu’un seul peuple – le Nord restant toutefois constitué majoritairement par les descendants des Premiers Hommes.
Enfin, dernière migration légendaire, celle du peuple des Roynars qui s’établissent dans le sud, à Dorne. Menés par leur reine qui brûle ses vaisseaux en accostant, ils se mêlent aux autochtones et leurs chefs fondent une nouvelle dynastie débouchant sur une civilisation à part entière qui rappelle celle de l’Espagne des Omeyades.
Parallèlement à la construction des royaumes de Westeros, s’érige de l’autre côté du Détroit, sur le continent d’Essos (qui rappelle la Perse antique) l’empire de Valyria, dont la puissance repose sur des dragons. Dominant toutes les nations voisines, dont certaines vieilles civilisations, les Valyriens chutent à la manière de l’Atlantide à cause du Fléau de Valyria, qui, si sa nature exacte est inconnue, ne laisse qu’une seule famille échapper à l’anéantissement : la maison Targaryen. Ce sont ses héritiers, à la beauté légendaire, aux yeux clairs et aux cheveux d’argent ou d’or, qui se lanceront sur leurs dragons à la conquête de Westeros.
Il est intéressant de noter que si les familles nobles de Westeros se mélangent, au gré des alliances, à l’image des familles royales européennes, le continent est avant tout façonné par le peuple qui reste attaché charnellement à ses terres, ses villages et ses villes. Les seuls moments où l’on assiste à des « migrations », ce sont les périodes de troubles qui jettent sur les routes aussi bien des armées de paysans que des réfugiés fuyant les destructions et les combats. A nouveau, un parallèle peut se faire avec les peuples européens, assez peu touchés (même en France) par les migrations extra-européennes jusqu’à l’ère industrielle.
Jouant avec les codes du genre de la fantasy, s’inspirant plus ou moins librement des mythes et légendes européens, alliant descriptions détaillées et références plus générales, Martin assoit son monde sur une matrice qui ne peut que parler à tout Européen – voire à tout Occidental.
A suivre.
Notes
[1] Game of Thrones a obtenu 12 prix en septembre 2015 lors de la 67e édition des Emmy Awards, cérémonie qui récompense les meilleurs programmes de l’industrie télévisuelle américaine, après avoir été nominé 24 fois aux Creative Emmy Awards de la même année. Record à nouveau dépassé en septembre 2016…
[2] Telle « La Garde de nuit » (voir leur site www.lagardedenuit.com), association de fans français, dont l’expertise et les analyses de l’œuvre de Martin sont régulièrement saluées par l’auteur.
Photo : DR
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2 réponses à “Game of Thrones. Une lecture européenne du trône de fer.”
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Martin a lui même cité ses sources – européennes – le mur d’Hadrien, le moyen âge, la guerre des 2 roses, les rois maudits de Druon, et extra européennes : diverses civilisations anciennes.