La dérive du vin de soif
La saison estivale se prête au relâchement et le vin n’échappe pas à la décontraction d’une consommation lambine focalisée sur la recherche d’un plaisir faussement désaltérant. Sous la caution de la complaisante convivialité, l’anonyme rosé de « soif » est de tous les apéritifs médiocres : rafraîchis de glaçons façon rosé « Piscine », allongé d’un soda en long drink, édulcoré au sirop pamplemousse. Ses tristes avatars expliquent sa longue inimitié avec la sommellerie dont certains éléments vont jusqu’à lui contester son statut de vin à part entière .Les racines du dévoiement sont à chercher dans la formidable popularisation du rosé pour son prix relativement modique, accessible en goût au plus grand nombre par sa sensation de fluidité qui flirte avec l’aqueux et la légèreté. Preuve s’il en est que le vin ne s’élève pas dans sa démocratisation tarifaire et que l’adhésion du plus grand nombre peut se nouer sur une absence d’exigence gustative.
Comme le dit avec causticité Jocelyn Gombault, de la très docte association Vertivin, dans la rédaction d’un compte rendu d’une séance dédiée au tavel : « ce qui distingue l’amateur de vin du quidam qui fait griller ses saucisses au mois d’août, c’est que l’amateur de vin a souvent tendance à rechercher de la consistance, de la matière dans un vin, là où le quidam cherche à se rafraîchir le gosier ».
Un vin de haute technicité
Sa mauvaise image se comprend aussi par le flou de son identité ; le rosé ne renvoie pas à l’idéal du terroir car sa qualité se détermine en partie dans le cuvier. Il offre l’avantage de s’accommoder de cossus rendements, motivant parfois sa production lorsque le vigneron « saigne » les cuves des vendanges trop abondantes dans le but de les reconcentrer a posteriori. Pourtant la réussite d’un grand rosé force l’admiration tant l’exercice se montre délicat, il révèle sans conteste la maîtrise et le talent du vinificateur.
Pour les rosés de pressurage pourvus de robes très pâles (en raison d’un contact très court des peaux avec le jus) le perfectionnement des pressoirs pneumatiques a joué un rôle déterminant dans l’amélioration qualitative de ces dernières années. Lors de cette étape ou se joue la limpidité du moût, la douceur du pressurage s’avère cruciale. Finalement, quoi de plus difficile pour un vin quasiment dénué de tanins, autrement dit de matière, que de parvenir à dégager de l’intensité et de la persistance aromatique d’un jus aussi fragile en structure. Le risque du déséquilibre est beaucoup plus apparent, la moindre aspérité peut perturber sa balance, au premier chef l’alcool qui brouille l’expression aromatique des rosés sudistes élaborés sans grand soin.
La difficile résistance des rosés de tradition
A défaut d’être pleinement enraciné au vignoble, certains rosés n’en revendiquent pas moins un ancrage certain à l’histoire. Cependant leur découverte oblige l’amateur à ne pas obéir aveuglément à ses envies gustatives et surtout aux commodités d’achat, sinon autant se diriger vers le flot anonyme des rosés de Provence, habilités à satisfaire « l’arrosage » d’un barbecue de camping. Les rosés de tradition sont devenus confidentiels face à la concurrence agressive du rosé de masse, leur survie ne tient qu’à une poignée de vignerons attachés à la défense d’un savoir-faire unique ou à un encépagement peu commun. L’exemple du rosé des Riceys en Champagne (côte des Bars 100% pinot noir) ouvre sur un monde à part ou toute l’originalité aromatique du vin se décide sur un temps de cuvaison très précis, lors duquel « le goût unique des Riceys » est extrait. Un peu trop tôt ou un peu trop tard et le vinificateur perd la rencontre du point organoleptique capable de retranscrire ses pénétrants arômes de noyau de cerise sur un subtil fond d’amande. En découle une couleur très singulière, à la frontière entre le rosé et le rouge qui reflète sa grande vinosité aux antipodes des robes délavées si prisées des touristes assoiffés. Il demeure un vin rare et cher, (compter 20€ en moyenne) convoité par une catégorie d’amateur consciente de sa valeur patrimoniale, due à sa rareté et aux risques pris par le vigneron pour obtenir un vin d’une grande personnalité.
La Loire ajoute quelques curiosités à la liste des rosés dits de tradition, en premier lieu le reuilly grâce au cépage pinot gris, source d’un rosé faiblement teinté, à la croisée entre le rose et l’orangé (on parle de couleur pelure d’oignon). En Touraine , le Noble-Joué met à l’honneur les trois pinots ( pinot noir, pinot meunier, pinot gris) dans un assemblage en complet contraste avec la monotonie du cabernet franc. Ces rosés font valoir une élégante acidité parfois incomprise en comparaison du standard provençal mais tellement revigorante et finement tranchante. Dans cette lignée, il faudrait ajouter le miraculé vin gris des côtes de Toul ressuscité par le domaine Lelièvre, le subtil corent en Auvergne (sur le gamay), de courageux îlots de résistance en lutte contre l’omnipotence de l’insipide rosé de supermarché. .
Rosés d’exception
Mais le plus cruel des paradoxes réside certainement dans le refus des amateurs de vin à lui consacrer un budget en vertu de sa réputation de petite boisson d’été. A trop le considérer comme un vin populacier, le rosé souffre d’un déni de raffinement et l’opinion régnante peine à le concevoir comme un vin de haute gastronomie. Cela suppose de casser le plafond tarifaire assigné à cette catégorie, ce faisant l’amateur accède à une dimension aromatique d’un nouvel ordre bien différente du rosé « saute -bouchon ».
Quelques vignobles se distinguent par des vins d’une insigne élégance. Au premier rang desquels le bandol, dont les plus beaux représentants (Pibarnon, la Bégude ) signent des rosés de belle constitution galbés par les tanins du mourvèdre, qui sont de taille à traverser une décennie en affinant leur aromatique sur de flamboyantes notes zestées. De plus confidentiels se découvrent au sein des petites appellations emblématiques : le palette et son légendaire château Simone, cassis et le savoureux Clos Magdeleine ou bien le bellet et son château éponyme.
Qu’il en soit convaincu : le parti de l’excellence offre à l’amateur l’opportunité de découvrir un vin d’une émouvante délicatesse sur une partition bien distincte d’un grand vin blanc. En l’occurrence la dégustation de la grande cuvée du château Minuty (Rosé et Or) explore comme jamais les nuances de l’agrume sur un fond poivré conféré par le rarissime cépage tibouren. Ces vins d’excellence justifient sans réserve un prix somme toute accessible (environ 20€), contrairement à la dispendieuse cuvée Garrus du château d’Esclans, le rosé le plus cher au monde ( environ 100€ ), dont le jus tiré de microscopiques rendements est élevé sur lies fines et en fût de chêne pendant 10 mois comme un grand Bourgogne blanc. Selon les afficionados, ce rosé charnu et crémeux transcende le genre pour rejoindre avec ses spécificités la sophistication d’un très grand vin blanc.
Raphno
Crédit photo : Cyclonebill/Flickr (cc)
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