Quimperlé. « Ma Grand mère me disait …» . Un agriculteur explique la crise

10/09/2016 – 07H15 Quimperlé (Breizh-info.com) – Pierrick Berthou est agriculteur – éleveur laitier –  à la Ferme de Poulfang, à Quimperlé. Dans une lettre ouverte, il décrit son métier d’aujourd’hui et surtout, il donne les arguments pour faire face à la crise et pour changer de système de production. A lire pour mieux comprendre ce qu’il se passe dans le monde agricole aujourd’hui.

Oui, ma grand-mère me disait : « Pierrick, si tu n’arrives pas à gagner ta croûte avec 20 vaches, ce n’est pas avec 40 que tu le feras, à part creuser un trou deux fois plus grand au minimum. » .

Et pourtant, aujourd’hui que nous traversons la pire crise agricole depuis bien longtemps, l’on nous parle que de plus de production par agriculteur, par ferme, par animal, d’agrandissements, de regroupement de fermes. Jamais la ferme France n’a autant produit, jamais les agriculteurs n’ont été dans une situation aussi dramatique.

Philippe Mangin disait, il y a 30 ans, alors qu’il était président du CNJA (Centre National des Jeunes Agriculteurs) : «  La France dégage 50 milliards de francs d’excédent commercial grâce à l’agriculture, nous pourrions faire aussi bien avec deux fois moins de paysans. Le problème de l’agriculture n’est pas économique, il est social ».

Il fut applaudi énergiquement par l’assemblée qui l’écoutait, son discours fut tout aussi bien reçu par une très grande majorité d’agriculteurs et au-delà. Sauf que ce monsieur venait de signer l’arrêt de mort de la moitié des paysans, y compris parmi ceux qui l’ont applaudi énergiquement. Car ceux-ci se disaient en leur for intérieur, « moi, je resterai, c’est mon voisin qui va dégager ». Mais, bien sûr, à ce petit jeu-là, un jour ou l’autre on devient le voisin de quelqu’un…

Le groupe Lactalis déclarait dans le journal Le Monde, le 28 janvier 2016 : «  Au Danemark, pour produire 5 milliards de litres de lait, il faut 3500 producteurs, en France, pour produire 5 milliards de litres de lait, il faut 13500 producteurs. Il va falloir restructurer l’agriculture française ». Comprenez par là : éradiquer 3 producteurs sur 4.

A ce rythme-là, dans quelques années, il restera en France 15000 producteurs de lait, ce qui ne veut pas dire 15000 fermes car avec des regroupements, on peut imaginer 8000 à 10000 fermes produisant 3 à 4 millions de litres de lait par an, voire plus…

Et pour autant, la restructuration ne sera pas forcément aboutie, car il sera possible de concentrer encore plus. Nous ne pourrons plus parler d’agriculture familiale et les agriculteurs qui travailleront dans ces structures seront des gérants, voire des bras, mais sûrement pas des paysans. C’est ce que l’on appelle « l’industrialisation de l’agriculture ».

Marcel Denieul, président de la chambre d’agriculture d’Ille et Vilaine, président du SPACE, président du GIE Bretagne Elevage… en avril 2015, au lendemain de la fin des quotas, déclarait dans la revue TERRA, avec enthousiasme : «  Enfin libres ! »

Oui, et  aujourd’hui nous pourrions dire : « Enfin libres… d’être enchaînés ! », car, un an et demi plus tard, peut-être que Monsieur Denieul est toujours enthousiaste mais les paysans le sont beaucoup moins. D’un enthousiasme débordant, ils passent à la tragédie. Monsieur Denieul, si vous en avez le temps, car vous portez de nombreuses casquettes, un conseil : prenez deux minutes pour dresser une oreille attentive par-dessus l’un de vos talus bordant votre propriété, il serait étonnant que vous n’entendiez pas le bruit des arbres. Non pas le chant mélodieux que fait le bruissement des feuilles avec le vent, mais l’autre chant, plaintif, que fait les arbres qui supportent le poids de vos voisins qui ont mis fin à leurs jours.

Ils ont eu un tort, celui de vous écouter et ils ont investi massivement dans des « cathédrales », dans du foncier, du matériel, de l’informatique, etc… afin de produire plus et encore plus pour un marché qui n’existe pas ! Ils n’ont fait que suivre vos conseils, aujourd’hui ils se balancent au bout d’une corde.

Thierry Merret, président FDSEA du Finistère, a quant à lui récemment déclaré : « Pour sortir de la crise laitière, il faut faire confiance aux OP (Organisations de Producteurs) existantes ». Traduction : Nous devons faire confiance aux OP verticales… Lors du récent conflit entre Lactalis et ses OP, nous avons bien vu l’étendue de l’inefficacité de ces OP verticales. Elles ne servent à rien. Elles asservissent les producteurs, par contre les industriels ont toute latitude pour, un peu plus chaque jour, rendre le paysan vulnérable.

Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Lorsqu’il s’agît de conseils, nous en avons eu ces dernières années… Depuis 2014, Messieurs You, Le Châtelier, Séronie, Picôt et consorts, qui sont à la solde de l’industrie agroalimentaire, n’ont pas ménagé leur peine pour nous lancer dans « le produire plus » pour aller à l’assaut du marché mondial. Il fallait prendre notre part du gâteau. Pour ces gens-là, la crise laitière n’est qu’une vue de l’esprit, d’ailleurs il n’y a pas de crise, nous sommes en « mutation ».

Et bien Messieurs, si la  parole est d’argent, n’oubliez pas que le silence est d’or. Et s’il ne vous reste qu’une once de dignité, murez-vous dans un silence total. Si d’aventure, l’envie vous reprenait de vous répandre dans les médias afin de distiller moult conseils, auparavant allez donc discuter des bienfaits du marché mondial totalement dérégulé avec les familles endeuillé par un proche qui a eu le malheur de croire vos sornettes. Cessez donc de jouer aux pythies grecques, en un mot, bouclez-la !

Messieurs les dirigeants agricoles, comment avez-vous pu embarquer l’agriculture dans une telle direction ? Et comment osez-vous continuer à aller dans cette direction, alors que vous savez bien que le chemin sera jonché de cadavres et que l’issue est hautement improbable ?

Au travers de ces déclarations, nous voyons bien que ce qui nous arrive aujourd’hui était décidé depuis bien longtemps, cependant ce n’est pas une fatalité.

Il faut sauver les paysans !

Au printemps 2016, Monsieur André Pflimlin, me disait : « Nous sommes au cœur de la crise, et pourtant, nous continuons à bricoler, aucune vraie décision n’est prise. », lui qui n’a pas cessé de nous alerter depuis 2014 sur la terrible crise laitière qui allait nous tomber dessus. Aucun responsable agricole ne l’a entendu, ou pas voulu entendre…

Les solutions existent mais il faut d’abord comprendre comment est arrivée cette crise, un petit rappel s’impose :

2007, bonne année agricole avec de bons prix pour tout, notamment pour le lait, les industries laitières manquent de lait aussi elles accordent une rallonge de quotas de 15 %… ce qui va entraîner une surproduction de lait, avec une chute terrible du prix au printemps 2009. Les paysans s’organisent, mal sans doute, mais s’organisent et veulent reprendre la main ; il s’en suit des manifestations et des épandages de lait très médiatisés. Les industriels comprennent le danger et retiennent la leçon: il ne faut pas partager le pouvoir avec les paysans.

Automne 2009, amorce de fin de crise et préparation de la sortie des quotas laitiers. Les industriels imposent alors la contractualisation, via la LMA (Loi de Modernisation Agricole 2010) mise en place par le ministre de l’époque Bruno Le Maire. C’est un véritable coup de poignard dans le dos des paysans. La contractualisation, avec la mise en place des OP verticales, ôte toute possibilité de négociation aux producteurs et laisse tout le pouvoir aux industriels, autant dire que Monsieur le Ministre, Bruno Le Maire a donné aux industriels les clés du camion. Cette loi est inique et criminelle ! Ce même Bruno Le Maire, depuis quelques mois, vient sur les lieux des manifestations et dans les médias en parlant de « ses amis le paysans », rude à avaler !

31 mars 2015, fin des quotas laitiers avec 10 millions de tonnes de lait sur les bras… Déjà les cours mondiaux décrochaient. La suite, nous la connaissons tous.

Nous pouvons imaginer un plan de sortie de crise, avec application à deux niveaux. D’abord au niveau de l’Europe, car toute action ne peut être valable qu’à l’échelle de l’Europe, certains envisagent une réduction drastique et rapide de la production de lait pour mettre fin à la surproduction. Cela pourrait être géré par un système de bonus/malus :

– un bonus suffisamment rémunéré pour encourager les éleveurs à réduire leur production sur une période courte (6 mois, un an)

– un malus, qui décourage toute tentative d’augmentation de production pour les autres.

Durant cette période, il faudra mettre en place le PRM (Programme de Responsabilisation face au Marché) afin de gérer la sortie de crise laitière et surveiller l’évolution des marchés. Il faut éviter tout retour de crise et adapter l’offre à la demande.

Ensuite au niveau de la France, nous pouvons aussi agir. Nous entendons trop souvent dire : « C’est la faute des Allemands, ou des Hollandais, des Danois… parce que leur fiscalité est avantageuse, parce que la main d’œuvre… parce que… ».

Arrêtons cette hypocrisie qui consiste à toujours rejeter la faute sur le dos des autres et à demander aux autres de faire les efforts nécessaires. Nous avons des moyens d’action ; nous avons aussi des avantages et des inconvénients, donc agissons ! Après la mise en place du PRM par l’Europe, en France il nous faudra abroger la LMA de 2010 pour la remplacer par une autre loi sur la contractualisation. Je ne suis pas contre la contractualisation mais un contrat doit être équilibré entre les différentes parties, il faut redonner du pouvoir aux agriculteurs. Pour ce faire, il suffit de mettre en place une seule OP transversale sur le tout le territoire français ; cette OP, nous l’avons déjà : la FNPL (Fédération Nationale des Producteurs Laitiers), mais sans doute pas avec ses actuels dirigeants. Cette OP transversale aurait pour mission de :

1°/Réunir tous les producteurs de lait français

2°/Organiser la collecte de lait, ceci est essentiel

3°/ Négocier la vente du lait aux industriels à un prix rémunérateur. Produire une tonne de lait a un coût, donc il est normal qu’il y ait un prix. Ce sont les industriels qui doivent être compétitifs, innovateurs et créatifs ; ils ne doivent pas garantir leur marge sur le dos des paysans. Qu’ils fassent leur travail.

Nous ne voulons plus d’aides, c’est humiliant et pervers, nous voulons juste vivre dignement de notre travail.

Ce plan a plusieurs avantages : il ne coûte rien, ou presque, à la collectivité puisqu’il est géré par la profession, ensuite il offre une stabilité dans les prix donc des projets sont possibles. Il permettra aussi d’aller sur le marché mondial mais en ayant des prix rémunérateurs. Si les Chinois, les Arabes, ou autres, veulent du lait, ils doivent le payer à un juste prix, ce qui leur assurera un approvisionnement dans le temps. Ce système évitera aux pays pauvres d’être concurrencés directement par des produits européens subventionnés. Ils pourront favoriser le développement de leur agriculture donc gagner leur indépendance alimentaire et développer leur économie. Dernier avantage, et pas des moindres, ce plan peut être appliqué aux autres productions indépendamment les unes des autres.

C’est un choix de société qui est devant nous : voulons-nous qu’il y ait encore des paysans demain ? N’attendons pas que les autres trouvent des solutions pour nous, c’est à nous d’imposer nos solutions :

il ne faut plus demander la régulation, il faut l’exiger !

Pierrick Berthou, Ferme de Poulfang

Photos : DR
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