Le livre se lit très bien, et ces témoignages apportent un regard frais et surtout démarqué de toutes tentatives de manipulations idéologiques et politiques. C’est de la guerre dont il s’agit, à l’état brut.
Journaliste, correspondant aux Etats-Unis, membre de la rédaction de la revue Guerres & Histoire, Maurin Picard consigne, depuis de nombreuses années, le témoignage des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, quelles que soient leurs nationalités.
Une génération s’éteint ; la parole des vétérans de la Seconde Guerre mondiale se fait rare et précieuse. Onze d’entre eux, anciens combattants américains, français, allemands et canadiens, ont accepté de conter les événements dramatiques où leur vie se joua parfois à un frôlement de balle, un obus défectueux ou un réflexe miraculeux.
Aucun de ces survivants n’avait « espéré » faire la guerre. Mais elle les a marqués à vie : fantômes des camarades morts sous leurs yeux et des adversaires tués de leurs propres mains, réminiscences des horreurs endurées et, parfois, perpétrées. Marins, aviateurs, fantassins ou tankistes, simples soldats ou officiers, la plupart de ces hommes ne peuvent être qualifiés d’enfants de choeur. Léon Gautier, formé chez les commandos anglais et qui débarque en juin 1944 sur les plages de Normandie, apprend à tuer « à la balle et au couteau ».
Bill Story, sur le front italien, ne s’embarrasse pas de prisonniers, tandis qu’Arthur Pollock sauve d’une mort certaine les dirigeants de la IIIe République incarcérés dans un château du Tyrol autrichien. Albin Irzyk et ses Sherman doivent faire face aux terribles panzers Jagdtiger devant Bastogne, quand, en face, Jorg Czypionka volera jusqu’au bout sur son Messerschmitt 262, devant Berlin en flammes…
En réinsérant ces puissants témoignages dans le récit global des opérations, Maurin Picard rend intelligible une parole combattante menacée par l’oubli, et pose des questions fondamentales sur les conflits à venir. Que sont l’héroïsme et la bravoure en temps de guerre ? Peut-on pardonner le cynisme des combattants plus soucieux de leur survie que de leur postérité future ? Au lecteur de se faire une idée en découvrant le témoignage d’une poignée de braves.
Des héros ordinaires – Maurin Picard – Perrin – 22 euros
Interview de Maurin Picard :
Breizh-info.com : Qu’est ce qui vous a amené à recueillir ces témoignages de « héros ordinaires » ?
Maurin Picard : Arrivé aux Etats-Unis comme reporter en 2011, j’ai découvert l’étonnante visibilité de cette « génération d’exception (great generation) » louée naguère par Franklin Delano Roosevelt, élevée durant la Grande Dépression et louée pour son grand combat au nom de la « liberté » durant la seconde guerre mondiale.
Ces vétérans, bien que 400 d’entre eux décèdent chaque jour aux Etats-Unis, sont présents dans les médias, les écoles, très facilement reconnaissables dans la rue, car ils portent fièrement la casquette de baseball ou la veste célébrant leur passage dans l’armée et leur attachement aux « stars and stripes ».
Il existe un vrai patriotisme « boy scout » aux Etats-Unis, qui est introuvable dans l’hexagone. Notre rapport au drapeau est plus complexe, plus tourmenté, tant le vingtième siècle fut traumatique pour notre démocratie. La décision de la France de décerner la légion d’Honneur à tous les combattants allié ayant foulé le sol de France en 1944-45 a également facilité la découverte de ces vieux messieurs, pour la plupart extrêmement affables et tout disposés à raconter leur histoire.
C’est le cas notamment de Jake McNiece, ce parachutiste américain qui apparaît en couverture du livre, connu comme le loup blanc aux Etats-Unis pour ses exploits invraisemblables en Normandie et dans les Ardennes, que la France a fini par honorer en 2012 dans l’Oklahoma, son Etat natal. La crête iroquoise et les peintures de guerre, la nuit du Jour J, c’est lui ! Et l’inspiration du film « Les douze salopards », aussi. Comme les autres évoqués dans le livre, il m’a ouvert sa porte avec humilité, malgré une santé défaillante.
J’ai été surpris, enfin, de découvrir combien nombre de ces vénérables témoins du siècle peuvent être connectés : ordinateur portable, iPad, Skype. Et parfois aussi en grande forme physique, comme le tankiste américain Albin Irzyk, 99 ans, qui conduit sa voiture en Floride avec beaucoup d’assurance, ou l’aviateur allemand Jorg Czypionka, 95 ans, qui ne laisse à personne le soin de « piloter » son coupé Mercedes dans les faubourgs de Los Angeles.
Breizh-info.com : Votre livre a notamment le mérite de ne porter aucun jugement sur ses combattants aux destins variés. Pourquoi avoir choisi principalement des soldats canadiens et américains ?
Maurin Picard : Le livre présente une majorité de vétérans américains, c’est vrai, et cela reflète sans doute la grande facilité d’accès des anciens combattants aux Etats-Unis, où s’est fait l’essentiel des recherches pour l’ouvrage en question. J’ai toutefois tenu à panacher cet éventail de nationalités avec un Français, un Allemand et deux Canadiens, pour rétablir une forme d’équilibre tacite, et éviter que ne s’insinue entre les lignes une seule et unique vision du conflit, qui obéit à un précepte vieux comme le monde : celui selon lequel l’Histoire est écrite par les vainqueurs.
Léon Gautier, ce fusilier marin de la France Libre, a connu la débâcle, et même abhorré les Anglais après Mers-el-Kébir, mais il n’a pas basculé du côté de Vichy. Jorg Czypionka a combattu dans le mauvais camp, mais il n’était pas nazi et ne haïssait pas ses adversaires dans le ciel.
Il s’agissait de défendre un grand principe, sans révisionnisme aucun : au-delà des idéologies, du Bien et du Mal qui contribuent à réécrire l’Histoire (dans le sens des vainqueurs), la guerre n’épargne aucun protagoniste, et elle brouille les lignes, entendez notre champ de compréhension toujours trop manichéen : un Allemand peut avoir accompli un geste chevaleresque, tandis qu’un Américain ou un Canadien peut avoir exécuté des prisonniers désarmés, comme cela est évoqué dans le livre.
A cet égard, celui-ci aurait pu accueillir des témoignages russes, belges, japonais, italiens, albanais, yougoslaves, australiens ou sud-africains. L’occasion ne s’est juste pas présentée, ou alors trop tard.
Breizh-info.com : L’introduction, en France notamment, d’une forme de « morale » mais également de la notion de « bien » et de « mal » au sujet de l’histoire, n’est elle pas en train de provoquer une amnésie généralisée quant aux évènements de la seconde guerre mondiale ?
Maurin Picard : Il est question ici de cette fameuse réécriture de l’Histoire, toujours dans le sens des vainqueurs. Amnésie est sans doute un mot trop fort, mais cette réinterprétation des évènements, trois quarts de siècle plus tard, participe d’une forme de cécité, peut-être dangereuse, car les mythes historiques sont souvent exploités à des fins politiques, même quand ils sont invérifiables ou carrément erronés (Clovis, Jeanne d’Arc).
Malgré les innombrables livres et documentaires sur le sujet, on oublie trop souvent encore que les Français libres n’étaient qu’une poignée à Londres en 1940, que l’immense majorité des soldats rapatriés de Norvège ou de Dunkerque choisit de rejoindre Vichy plutôt que de rester combattre aux côtés de la petite Angleterre, pourtant bien seule face à l’ogre hitlérien à l’été 1940.
C’est le mythe fondateur de la France gaullienne, et le soubassement de la Cinquième République, avec sa flopée de compagnons de la Libération. Idem, les Etats-Unis se présentent aujourd’hui comme les parangons du Bien contre le Mal, les sauveurs de l’Europe venus défendre un idéal de liberté, de démocratie, la civilisation contre la barbarie, mais en 1940, le président Roosevelt était bien seul pour voler en aide à la France et l’Angleterre, face à un fort courant isolationniste (America First).
L’Amérique « bascule » après Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Jake McNiece faisait la java en Oklahoma, Albin Irzyk terminait tranquillement sa formation militaire, Bill Story et Edward Sieber ne suivaient eux aussi que d’un œil distrait la tragédie en cours en Europe. Géant assoupi, l’Amérique s’éveille lorsqu’elle est frappée dans sa chair, entendez sa flotte de surface démolie à Hawaii, et ce malgré le danger nippon bien palpable depuis plus d’un an. La propagande américaine, ces documentaires intitulés
« Pourquoi nous combattons », viendront a posteriori justifier une intervention qui ne soulevait pas vraiment les foules, plutôt sceptiques quant au concept de Bien et de Mal et carrément hostiles à l’idée d’envoyer les boys se faire massacrer en Europe.
Breizh-info.com : Savez-vous ce qu’ ils sont devenus après la guerre ?
Maurin Picard : Les trajectoires des vétérans varient selon qu’ils poursuivent leur engagement militaire, comme Terry Goddard, Max Duncan ou Dutch van Kirk, ou sont démobilisés, comme Jake McNiece, Léon Gautier, Art Pollock.
Pour ces derniers, seule la rencontre avec une femme les tirera d’un mauvais pas, que l’on n’appelait pas encore PTSD ou syndrome de stress post-traumatique, une notion apparue bien plus tard (avec la première guerre du Golfe en 1990-1991). Jake McNiece brûle la vie par les deux bouts et s’en sort in extremis, Léon Gautier part écumer l’Afrique, mais en famille, ce qui ne l’empêchera pas de réchapper plusieurs fois à la mort. Edward Sieber se « case » comme pilote de compagnie aérienne, mais à la condition expresse de ne jamais évoquer son passé d’aviateur casse-cou de l’aéronavale. Dick Cole retrouve une vie plus posée au Texas, tandis que Jorg Czypionka survit tout juste dans les ruines de Hambourg et Berlin avant de saisir la possibilité de s’expatrier en Asie et en Afrique, en qualité d’ingénieur mécanique.
Tous ces survivants du conflit ont en commun d’avoir réussi à rebâtir une vie normale, une famille élargie et de réussir professionnellement, même dans un emploi modeste. Aucun, cependant, n’a échappé aux terribles cauchemars, qui resurgissent immanquablement à la nuit tombée, et inquiètent leurs conjointes. Certains le confessent volontiers, comme Jake McNiece, d’autres jettent un voile pudique sur ce qu’ils ont mis si longtemps à dompter.
Il est toujours très difficile d’évoquer les horreurs que vous avez passé tant de temps à essayer d’oublier.
Breizh-info.com : A l’heure de la chasse aux Pokemon et de la téléréalité, il semble presque inconcevable à plusieurs générations de faire la guerre, et même d’y voir une forme d’aventure importante à vivre. Est-ce problématique concernant l’évolution de nos sociétés ? Ne dit on pas « si vis pacem para bellum » ?
Maurin Picard : Question fascinante, et réponse complexe ! Sommes-nous moins bien préparés que ne l’étaient nos grands-pères et arrières-grands-pères au sortir des années trente ? Les Français ne voulaient pas se battre en 1939, épuisés moralement par la grande boucherie de 1914-1918. Et ils l’ont fait lorsqu’ils ont été acculés, quand c’était bien trop tard. Les avions qui arrivaient des usines étaient mal montés, les mitrailleuses mal réglées. Tankistes et fantassins, simples soldats et officiers d’état-major n’ont pas toujours combattu avec fougue, comme le relatent Marc Bloch dans son « Etrange défaite », ou Jacques Tardi dans la biographie dessinée de son père chef de char « Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB ».
Le général Weygand en juin 1940 renonce à poursuivre la lutte en Afrique du nord, quand cela était encore possible. Sommes-nous vraiment aussi attentistes, aussi velléitaires en 2016 que jadis ? Je ne pense pas.
La grande différence est que la guerre est devenue l’apanage d’une minorité, cette armée professionnelle, décidée par Jacques Chirac en 1995. Et cette guerre, que la France découvre avec les attentats islamistes, dure en réalité depuis quinze ans. Je crois que la parenthèse « enchantée » de la construction européenne, associée à la sortie de la guerre d’Algérie en 1962, s’est refermée. Ce sont les forces spéciales, les unités d’élite qui se battent et paient le prix fort dans cette « longue guerre », comme disent les Américains, et dont personne ne voit vraiment la fin. Nous entrons dans une ère plus sombre, plus indécise, marquée par un éveil des consciences quant au danger qui plane sur nos sociétés. S’il fallait tracer un parallèle historique, sommes-nous en 1933 ou en 1939 ?
Si l’on compare plutôt avec les Etats-Unis, sommes-nous en 1941, ou avons-nous déjà vécu « notre » Pearl Harbor ?
Je suivrais plutôt cette dernière suggestion : la guerre est arrivée jusqu’à nous et l’ennemi, intérieur comme extérieur, semble relativement identifié. Comme à la fin des années trente, la Russie demeure un point d’interrogation, et la Chine joue aujourd’hui le rôle que jouait le Japon militariste de Tojo, avec ses velléités expansionnistes.
Nous sommes à l’heure des incertitudes, de lourds nuages s’amoncellent, mais nous y sommes sensibilisés, tout comme les jeunes Américains sortant de la Grande Dépression étaient naturellement disposés à en découdre, après tant de privations et de frustrations. C’est sans doute là l’un des seuls points positifs de la crise politique et économique que traverse l’Europe de l’ouest.
Nous savons « pourquoi nous combattons », et la propagande officielle n’entre pas ou peu en ligne de compte – sauf si l’on pense aux sirènes extrémistes à l’oeuvre dans les réseaux sociaux.
Breizh-info.com : Sur quoi travaillez vous aujourd’hui ? Quels sont les derniers ouvrages que vous avez apprécié ?
Maurin Picard : Je travaille sur plusieurs projets de manuscrits relatifs à la Seconde guerre mondiale et à l’Indochine, des odyssées oubliées qui méritent un coup de projecteur, je l’espère dans un avenir proche, de par la force brute des témoignages recueillis ou de leur signification historique négligée.
Au rayon des lectures récentes, il y a un polar crépusculaire dans la lignée du « Fargo » des frères Coen : « Une contrée paisible et froide », de Clayton Lindemuth.
Pour ce qui est des ouvrages historiques, le magnifique « L’espoir meurt en dernier » de Bernard Grué (quatre ans de captivité en Indochine) et le très bon « Ardennes 1944 » d’Antony Beevor. Enfin, la redécouverte d’un classique, « La promesse de l’aube », de Romain Gary.
Pour les anglophones, je ne saurais trop recommander la trilogie de la Libération par Rick Atkinson, un maître historien passé par le « terrain » (Irak, 2003) et donc sensibilisé à la condition de la soldatesque, comme l’a magistralement montré Ken Burns dans son documentaire-fleuve « The War » (2007).
Propos recueillis par Yann Vallerie
Photos : DR
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