18/08/2016 – 06H00 Paris (Breizh-info.com) – Le scandale de la Dépakine prend le relais de celui du Médiator. Une spécialité chasse l’autre, sans souci de comprendre quel système paralysant permet l’efflorescence de prescriptions aberrantes de médications qui, dans certains usages, ne le sont pas moins. Mais c’est maintenant officiel : la molécule de base de la Dépakine, le valproate de sodium, a pour effet délétère l’apparition de malformations fœtales constatées dans les grossesses de mères épileptiques placées sous traitement. Le bruit médiatique ressemble à un effet d’annonce. Comme pour une découverte soudaine et inattendue. Il n’en est rien : cinquante ans de délai ne ressemble pas à une urgence, sauf accumulation d’erreurs d’appréciation et de jugement.
La presse généraliste ne cite pas trop le vrai calendrier de cette affaire. Il est éloquent. Et il ne parle pas en faveur de la dite presse, qui n’a guère fait son travail. Les premières alertes relatives au caractère tératogène des anti-épileptiques datent de 1968. Elles sont publiées par l’hebdomadaire médical britannique The Lancet, et signées du Pr Meadow, responsable de la clinique pédiatrique de l’hôpital de Leeds (Yorkshire). Meadow récidive en 1972, pointant les anomalies constatées chez des enfants de mères épileptiques traitées durant leur grossesse : mortalité périnatale élevée, anomalies faciales, microcéphalies, arriérations mentales. Il est suivi en 1975 et en 1977 par deux professeurs de pédiatrie, James Hanson (Iowa) et David Smith (Seattle), qui signalent des réalités comparables dans le Journal of Pediatrics.
La même revue publie en août 1980 un article signés des pédiatres Dalens, Reynaud et Gaulme, intitulé Teratogenicity of valproic acid (« Tératogenèse du valproate de sodium »). Dès cette époque, le constat de désastres cliniques est clair, et mis en relation avec l’acide valproique. En octobre et décembre de la même année paraissent deux autres articles, l’un venu du Japon (dans la revue Epilepsia) et l’autre de Grande-Bretagne (dans le British Medical Journal), soulignant les risques de malformations infantiles liées aux traitements anti-épileptiques absorbés par les mères concernées.
L’école lyonnaise (les Pr Robert et Guibaud) publie plusieurs articles à partir de 1982 et dix ans durant, dans The Lancet et dans d’autres revues spécialisées en neurologie, en obstétrique et en pédiatrie, pour signaler des observations d’anomalies de la moelle épinière et de pièces osseuses rachidiennes (spina bifida) liées à la prise de valproate de sodium durant la grossesse. Une étude de synthèse de données italiennes, lyonnaises et britanniques paraît en août 1983.
En Bretagne, ces travaux sont relayés à Vannes par Hubert Journel, qui organise des signalements dès 1984. Un Centre de référence des anomalies du développement s’organise dans le Grand-Ouest, qui informe les CHU de Brest, Rennes, Nantes, Angers, Poitiers et Tours. Il est comparable au Registre des malformations de la région Rhône-Alpes/Auvergne, qui publie ses premiers résultats en 1988.
En novembre 1984, l’American Journal of Medical Genetics avait quant à lui fait paraître un article désignant un « syndrome fœtal du valproate » : anomalies de la face et du pénis, retard mental et anomalies neurales sont notés. Les écoles scandinaves publient à leur tour à partir de 1986, puis les articles de synthèse se multiplient dans les revues spécialisées. En 1997, des liens avec l’autisme sont suspectés. Ils sont confirmés en 2000 dans une étude du Journal of Medical Genetics, avec les retards du langage, la laxité articulaire, les oreilles décollées et l’hyperactivité.
Inutile de détailler la masse des publications ultérieures, qui sont autant de mises en garde relatives aux traitements anti-épileptiques dans les grossesses. Il suffit de citer celle dirigée par Kimford Meador (Université de Floride), parue en août 2006 dans la revue Neurology. Elle synthétise cinq ans d’études américaines et britanniques menées dans vingt-cinq centres d’observation, pour constater que certains anti-épileptiques ont des conséquences délétères visibles dans 1 % des cas de grossesses, contre plus de 20 % pour le valproate de sodium. Les observations les plus récentes vont plus loin : une perte de 10 points de QI à l’âge de 1 an pour 40 % des enfants exposés, des risques d’autisme multipliés par six par rapport à la population générale, et un doublement des tentatives de suicide avant vingt ans.
Tous les travaux récents ont un trait commun, entre eux et avec les plus anciens : personne ne pouvant décrire très exactement les raisons de l’efficacité relative de la Dépakine dans la modération des symptômes épileptiques, il est impossible à quiconque d’expliquer les mécanismes de son rôle iatrogène dans le développement fœtal. On peut supposer intuitivement qu’un mécanisme de réduction médicamenteuse de l’excitation (et donc de la transmission) neurale dans le traitement anti-symptomatique de l’épilepsie, a pour effet de bloquer certaines associations de neurones (synapses) dans le développement fœtal du système nerveux. Un tel blocage antisynaptique aurait évidemment des effets définitifs pour le fœtus atteint : certaines fonctions ne s’y exprimeront jamais.
Mais le problème ainsi formulé relève de la pharmacologie fondamentale et ne semble pas près d’être résolu. Tant qu’il n’est pas résolu, les labos distributeurs peuvent toujours dire que la démonstration de la négativité des produits n’est pas apportée, ce qui est exact ; seule prévaut ici la statistique, laquelle n’est pas une démonstration au sens strict, une preuve incontestable, mais seulement un constat de corrélation.
Ce problème de pharmacologie fondamentale – qui relève de l’ergotage scientiste – se double, en pratique, d’une autre difficulté qui rend strictement inévaluables les dégâts commis par la molécule-base de la Dépakine. Depuis plusieurs années en effet, elle est souvent prescrite, en France, dans des cas de céphalées persistantes ou d’états vertigineux, et dans des dépressions comportementales, tous usages psychiatriques interdits par exemple en Belgique. Mais les traitements poly-médicamenteux sont très courus chez les médecins français, de sorte que les enfants de mères épileptiques ne sont pas les seuls concernés par les effets délétères des médications au valproate de sodium. La cible est beaucoup plus vaste. Qui songe à la mesurer ? Travail d’autant plus délicat que les spécialités cousines de la Dépakine, telles que les Dépakote, Dépakène, Eurékène, Micropakine ou Dépamide ont des notices et des recommandations médicales différentes, alors que leurs molécules sont proches et leurs effets délétères strictement identiques !
Par ailleurs, pourquoi la réaction de défiance du monde médical, en France, a-t-elle été beaucoup plus lente que dans les autres pays européens, notamment le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Allemagne et la Belgique où l’information était largement diffusée entre 2002 et 2004. Ou les États-Unis, où l’alerte générale et impérative de la Food and Drug Administration date de 2009 ?
L’administration française a, par rapport à ses voisines, le défaut d’être rationnelle, c’est-à-dire strictement incompréhensible par quiconque, sauf par un énarque. Entre la DGS (Direction générale de la Santé), les AMM (Autorisations de mise sur le marché), la HAS (Haute autorité de la santé), l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament), contrôlés par l’EMA (European Medicines Agency), laquelle surveille le PRAC européen (Pharmacovigilance Risk Assessment Committee) qui lui-même fait émettre par les labos, en direction des praticiens, des DHPC (Direct Healthcare Professional Communications) qui doublent les CPD nationales (Conditions de Prescription et de Délivrance) et les RCP (Résumés des Caractéristiques du Produit), eux-mêmes contrôlés par le CHDh (Groupe de coordination des procédures de reconnaissance mutuelle et décentralisées) dont l’efficacité sera rétro-contrôlée par la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance-Maladie) qui peut faire rectifier le tout par DAM interposés (Délégués à l’Assurance-maladie), lesquels utiliseront les PMSI (Programmes de médicalisation des systèmes d’information), force est de constater que l’organisation rationnelle de la désorganisation est à ce point soviétique et réussie que Joseph Staline lui-même n’y reconnaîtrait pas ses petits. Au total, le billard à plusieurs bandes des maquis administratifs ne peut que favoriser ceux qui savent en jouer : personne n’y est responsable de rien, et les labos peuvent commercer tranquillement dans la cour miraculeuse des remboursements assistés par ordinateur.
Que propose, pour remédier à cet état de fait, le rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS) remis à la ministre Marisol Touraine en janvier dernier ? Rien moins que de créer de nouvelles commissions, avec budgets ad hoc, pour faciliter les relations entre administrations. Avec une telle réforme (un « choc de simplification », dirait-on en langage hollandais), le blocage est garanti. Le même que celui ayant conduit Mikaïl Gorbatchev à laisser au vestiaire, en 1991, les clefs d’une URSS noyée dans la glu administrative et devenue totalement irréformable.
Plus simple, relativement à la Dépakine et à son usage délétère dans les grossesses, serait de constater que les épileptologues, c’est-à-dire les neurologues spécialisés dans l’étude et l’éventuel traitement causal de l’épilepsie, ne courent pas les rues : entre 1 et 2 en moyenne par département, voire 0 dans une bonne douzaine d’entre eux. Au point que le délai de rendez-vous chez ces spécialistes est de l’ordre de sept à neuf mois, soit le temps d’une grossesse aboutie. Il n’est guère besoin de commissions surmultipliées pour prendre le problème par le bon bout. Mais mieux vaut, à coup sûr, ne pas sortir de l’ENA pour tenter de le résoudre.
J.F. Gautier
Photos : DR
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2 réponses à “Dépakine. Pourquoi l’alerte sur ses dangers n’a-t-elle pas été donnée plus tôt ?”
Bravo pour cet article clair, qui resitue les responsabilités sans tomber dans les sous-entendus complotistes si fréquents dans cette matière.
Excellent papier