Carl Schmitt, 5 leçons pour la Russie. Par Alexandre Douguine

Nous vous proposons ci-dessous un texte intitulé « Carl Schmitt, 5 leçons pour la Russie » rédigé en 1991 par un intellectuel russe, Alexandre Douguine.  Le journal russe Kathéon nous donne l’aimable autorisation pour le reproduire;

«L’issue négative de l’Histoire»

A la fin de sa vie, Carl Schmitt, qui est mort le 7 avril 1985, accordait une attention particulière à la possibilité d’une issue négative de l’Histoire. Cette issue négative de l’Histoire est possible si les doctrines irréalistes des humanistes radicaux, des universalistes, des utopistes et des partisans des « valeurs communes universelles » s’appuient sur le grand potentiel des forces thalassocratiques américaines. Et si celles-ci se répandent largement et deviennent la base idéologique de la nouvelle dictature mondiale de « l’utopie mécaniste ».

Schmitt croyait que le cours de l’Histoire moderne se dirigeait inévitablement vers « la guerre totale ».

Selon Schmitt, la logique de la « totalitarisation » des relations planétaires au niveau stratégique, militaire et diplomatique, se base sur les positions-clefs suivantes :

La menace de l’individualisme: l’individu contre le peuple, le gouvernement, et la famille

A un moment précis, à l’époque de la Révolution française et de la déclaration d’indépendance des États-Unis, commence l’éloignement des constantes historiques, juridiques, nationales et géopolitiques, qui assuraient auparavant l’harmonie organique des continents et servaient de « Nomos » (loi) de la Terre.

Juridiquement, с’était la conception artificielle et atomique, la conception quantitative des «droits de la personnalité» (plus tard transformée à la théorie célèbre des «droits de l’homme»), qui a évincé par elle-même la conception organique des «droits du peuple», «droits de l’État» etc.

Les libéraux occidentaux prédisent que la société à venir consistera en des milliards d’individualités atomisées- les nomades, «les citoyens du monde», libérés de la chimère du nom de Patrie, dont la seule finalité est de trouver une meilleure place pour vivre.  Dans les années 1990 nos libéraux affirmaient aussi que le patriotisme était le dernier refuge pour le gredin et que sa Patrie n’est pas « où tu es né », mais « où il est mieux ».

Selon Schmitt, l’élévation de l’individu et du facteur individuel isolé de la nation, des traditions, des cultures, des professions, des familles etc. et raccroché à la notion juridique d’individualité, signifie le début de la «décomposition du Droit». Sa transformation en chimère utopique égalitaire contredit les lois organiques de l’Histoire des peuples et des Etats, de l’Histoire des régimes, des territoires et des unions.

Au niveau national, on a remplacé les principes organiques impériaux – fédératifs -par deux conceptions opposées, mais à la même essence artificielle – l’idée jacobine de «l’Etat-Nation», et la théorie communiste de l’atrophie complète de l’Etat et du début de l’internationalisme total.

Les empires à la structure organique traditionnelle, dont par exemple l’Autriche-Hongrie, l’Empire Ottoman, l’Empire Russe etc. tombèrent en ruines précipitamment sous l’influence extérieure, ainsi que par des facteurs intérieurs. Et enfin, au niveau géopolitique le facteur thalassocratique s’est renforcé de manière à ce que la déstabilisation profonde des relations juridiques des « Grands Espaces » a eu lieu. Il faut noter que, selon Schmitt, il est plus difficile de délimiter et ordonner juridiquement l’espace de «la Mer» que celui de «la Terre».

Mondialisme comme le règne de la chimère

La diffusion de la dysharmonie juridique et géopolitique sur la planète fut accompagnée par l’écart entre les conceptions politico-idéologiques dominantes et la réalité. Elles sont devenues de plus en plus chimériques, illusoires, et surtout hypocrites. Plus on parlait de «paix universelle», plus terribles étaient les guerres et les conflits. Plus «humains» étaient les slogans, plus inhumaine devenait la réalité sociale. Carl Schmitt a appelé ce processus le début de la «paix guerrière», c’est-à-dire ni guerre, ni paix au sens traditionnel.

Aujourd’hui la «totalitarisation» approchante, prévue par Carl Schmitt, se nomme le « Mondialisme ».

L’aérocratie et «la guerre totale»

La « paix guerrière », théorisée par le Nouvel Ordre Mondial américain, et se présentant comme un état de « paix totale », conduit en fait la planète vers la nouvelle « guerre totale ».

Carl Schmitt trouvait que l’avènement de la conquête de l’air est l’événement géopolitique le plus important. Il symbolise le degré suivant de l’écart de l’ordination légitime des espaces, puisque les airs sont moins assujettis à l’ordre que l’espace maritime. Schmitt pensait que le développement de l’aviation était aussi le pas vers la « totalisation » de la guerre. Les recherches spatiales ont mis un point final au procès de la « totalisation » illégitime.

Aérocratie est une notion qui exprime l’une des formes les plus importantes de l’hégémonie mondiale par la maîtrise de l’air.

La théorie des Partisans

Au même titre que l’attaque de la planète par ce monstre aéro-maritime, et même spatial, l’attention de Carl Schmitt, qui s’intéressait aux catégories globales (dont la plus petite était « l’unité politique du peuple »), était attirée par la nouvelle figure de l’Histoire – la figure du « Partisan ». Carl Schmitt y a consacré son livre « Théorie du partisan ». Schmitt a découvert dans ce militant le symbole de la dernière résistance de la Tellurocratie et de ses derniers défenseurs.

Le partisan est absolument la figure moderne. Comme les autres figures politiques modernes, il est arraché à la tradition et il se trouve de fait hors de la Jus Publicum. Dans son combat, le Partisan néglige toutes les règles de la conduite de la guerre. D’autant plus que le Partisan n’est pas un militaire, c’est un civil agissant par des  méthodes terroristes, qui doivent être assimilées à des actes criminels (comme le terrorisme) pendant les périodes de paix.

Néanmoins, selon Schmitt, c’est le Partisan qui symbolise « la fidélité à la Terre ».

Le Partisan est la réponse légitime à l’appel du « droit » moderne illégitime.

Ce petit défenseur du sol, de l’Histoire, du Peuple et de la Nation puise sa source dans une justification paradoxale dans une situation extraordinaire, dans la condensation constante de la « paix guerrière » (ou « la guerre pacifiste »). L’efficacité stratégique du Partisan et de ses méthodes est, selon Schmitt, la compensation paradoxale de « la guerre totale » avec « l’ennemi total » qui commence (ou qui a déjà commencé).

Peut-être cette leçon de Carl Schmitt, qui s’est beaucoup inspiré de la Russie et de son Histoire, sa stratégie militaire, sa doctrine politique et même des travaux de Lénine et Staline, est intimement claire pour les Russes. Le Partisan est un personnage nécessaire dans l’Histoire russe. Il appartient toujours aux points de non retour entre l’application de la volonté de l’establishment politique russe contre la volonté profonde du peuple russe.

Dans l’Histoire russe, les troubles et l’activité partisane ont toujours eu un caractère purement politique, compensateur pour corriger le cours des choses quand le gouvernement agissait contre le peuple. En Russie, les Partisans gagnèrent les guerres perdues par le gouvernement, renversèrent l’ordre économique incompatible aux traditions russes, corrigèrent les erreurs géopolitiques des chefs.

Les Russes ont toujours su déceler l’illégitimité, l’injustice organique dans n’importe quelle doctrine et ce grâce à l’aide de quelques personnages.

Dans un certain sens, la Russie est l’Empire gigantesque des Partisans, agissant hors la loi mais conduit par une grande intuition de la Terre, du Continent, ce «Grand, très Grand Espace», le territoire historique de notre peuple.

Et à présent, quand le gouffre entre la volonté de la nation et la volonté de l’establishment en Russie («l’État de droit» représenté exceptionnellement par les défenseurs des modèles universalistes) est dangereusement immense, quand le souffle de la thalassocratie provoque les vagues de la « paix guerrière » dans le pays, le dirigeant vers la « guerre totale », c’est peut être la figure du partisan russe qui nous montre la voie vers le futur russe. Il nous indique le chemin dans sa forme extrême de résistance, par la transition des limites des normes juridiques artificielles, qui ne correspondent pas aux canons véritables du Droit russe.

L’étude plus détaillée de la cinquième leçon de Carl Schmitt concerne la pratique sacrée de la protection de la Terre.

La création idéologique : l’imagination politique

Enfin, on peut appeler comme l’exemple de la sixième leçon de Carl Schmitt, ce que le leader du mouvement «Nouvelle Droite» Alain de Benoist nommait « l’imagination politique », « la création idéologique ». Ce juriste allemand est génial non seulement parce qu’il a senti «les lignes de force» de l’Histoire, mais il a écouté la voix mystérieuse du monde essentiel, souvent cachant sous les phénomènes du monde complexe et dynamique moderne.

Nous, les Russes, devons apprendre avec la rigidité teutonique à inspirer nos intuitions aux formules intellectuelles précises, aux projets idéologiques clairs, aux théories convaincantes et irrésistibles. Аujourd’hui, c’est d’autant plus nécessaire, particulièrement  parce que nous vivons au seuil d’une décision si importante, que notre Nation doit prendre comme jamais elle n’a eu à le faire. Une véritable élite nationale n’a pas droit de laisser son peuple sans idéologie. Elle doit exprimer non seulement ce que le peuple ressent et pense, mais aussi ce qu’il ne ressent pas et ne pense pas, mais ce qu’il admire frénétiquement au plus profond de lui-même depuis des millénaires.

Et si nous n’armons pas l’État d’une idéologie, et qui a manqué pendant un certain temps, nous devrons nous armer du partisan russe, celui qui se réveille aujourd’hui pour l’exécution de la mission continentale, à Riga et Vilnus, ressemblants à « l’Albion brumeux », au Caucase « noircissant » et à l’Asie centrale « jaunissante », à l’Ukraine « polognisée » et à la Tatarie « moldavisée».

La Russie est un grand espace et son peuple porte une grande idée dans son âme eurasienne et continentale gigantesque. Si le Génie Germanique sert à notre réveil, les Teutons mériteront la place privilégiée parmi les « amis de la Grande Russie », deviendront «les nôtres», ils deviendront «les Asiates», «les Huns», «les Scythes», comme nous, les autochtones des grands bois et des grandes steppes.

Alexandre Dougine

L’article a été écrit en 1991, publiée dans «Nash Sovremennik» en 1992

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