Yvan Stefanovitch, journaliste, est l’auteur de nombreux ouvrages qui dénoncent les usages abusifs de l’argent public : Aux frais de la princesse, La Caste des 500, Rentiers d’État En collaboration avec Robert Colonna d’Istria, il a publié Le Sénat. Enquête sur les super-privilégiés de la République (Le Rocher, 2008).
Breizh-info.com : Pourquoi avez vous décidé d’enquêter sur le Sénat ?
Yvan Stefanovitch : Je suis un récidiviste. J’avais déjà publié en 2008 un livre intitulé « Le Sénat: enquête sur les super privilégiés de la République ». Avec mon co-auteur Robert Colonna d’Istria, nous y avions dénoncé quantités de privilèges accordés aux sénateurs et aux fonctionnaires de cette institution plus que centenaire.
Nous avions révélé notamment que le président du Sénat à l’époque, Christian Poncelet, bénéficiait à vie d’un appartement de standing donnant sur le jardin du Luxembourg et d’une voiture de fonction avec chauffeur. Peu après, ce dernier avait dû renoncer à ces privilèges dignes de l’Ancien régime. Cette affaire rocambolesque n’était que la partie émergée d’un iceberg d’opacité et de secrets qui régnait au Sénat sans partage.
Huit ans plus tard, j’avais envie de voir si cette institution de plus en plus menacée vit aujourd’hui dans une vraie transparence comme ses dirigeants l’affirment haut et fort. Alliée aux notions d’efficacité et d’exemplarité, seule cette vraie transparence peut en effet sauver cette assemblée d’une mort clinique quasi certaine par sa fusion, comme en Italie, avec le Conseil économique, social et environnemental.
Breizh-info.com : Quelle a été votre réaction quand vous avez appris le récent vote du Sénat qui autorise un dépôt de plainte contre votre livre de Gérard Larcher, son président, « pour diffamation contre votre ouvrage considéré comme portant atteinte à l’honneur et à la considération de cette assemblée »?
Yvan Stefanovitch : Je mets au jour dans ce livre une terrible et dérangeante vérité qui résulte de recherches approfondies, d’entretiens, d’échange de correspondances… Mon ouvrage n’a rien à voir avec un pamphlet, mais est clairement critique -ce qui est revendiqué et assumé- et certainement pas diffamatoire à l’égard du Sénat ou de quiconque.
Comme l’écrivait Albert Londres, « le métier de journaliste n’est pas de faire plaisir, non plus de de faire tort, mais de porter la plume dans la plaie ». Dans notre pays démocratique, c’est un déni de démocratie, si le journaliste n’a pas le droit de critiquer le fonctionnement d’institutions qui restent bien évidemment perfectibles. Dans sa forme actuelle, le Sénat a été codifié et organisé par la constitution de 1958 et les lois organiques qui en sont issues.
Il y a donc près de 60 ans…Et il ne faut pas confondre diffamation avec insolence ou l’adoption d’une approche parfois désobligeante ou irrévérencieuse. Il ne faut pas confondre diffamation avec erreur, on peut toujours en commettre lorsqu’on cherche à percer une vérité qui est sciemment cachée. La vérité sur le Sénat ne met pas en cause la probité des sénateurs. Le livre n’impute la commission d’aucune infraction ou de couvrir des infractions. Il autopsie les activités des sénateurs qui s’exercent dans la légalité certes, mais dans des conditions extravagantes. Il n’y a que la vérité qui blesse et comme le chantait Guy Béart: « celui qui dit la vérité doit être exécuté ».
Et le projet de plainte du Sénat procède par voie de sélection d’extraits sortis de leur contexte à commencer par la mise sous silence de tous les passages positifs de mon livre. Je n’ai aucune animosité envers le Sénat ou ses membres, quels qu’ils soient, et je n’ai cherché qu’à informer les lecteurs sur un sujet d’intérêt général en adoptant un ton modéré, parfois en ayant recours à des formules percutantes, sans jamais verser dans l’injure ou le mépris.
Breizh-info.com : Quelle vérité dérangeante avez-vous découvert sur le Sénat?
Yvan Stefanovitch : Cette vérité soigneusement occultée sur le site du Sénat la voici. Chacun des 348 sénateurs français touchent environ 11.350 euros net par mois, étant soumis à l’impôt sur le revenu à hauteur seulement de 4.140 euros de cette somme. Sur ces 11.350 euros, ces parlementaires perçoivent une indemnité forfaitaire fixe de frais d’un montant net de 6.000 euros, sans avoir àprésenter le moindre justificatif.
Or, la quasi-totalité de leurs frais leurs sont déjà remboursés ou avancés:salaires de collaborateurs, avion, train, taxis parisiens, factures de communications téléphoniques,d’achats de smartphones et d’ordinateurs, de restaurant et d’hôtel à Paris. Illustration caricaturale de ce privilège digne de l’Ancien régime: malade et immobilisé depuis 20 mois dans son île, le sénateur de la Réunion Paul Vergès n’a jamais cessé d’empocher ces 6.000 euros de frais fixes mensuels.
Toutes ces dispositions sont légales, car votées par la Sénat lui-même. Pour toucher l’intégralité de ces 11.350 euros net, un sénateur doit venir assister à Paris, seulement 4 à 5 jours en moyenne par mois, aux séances dans l’hémicycle et aux réunions de commission. Soit de 12 à 15 jours de présence obligatoire sur un chaque trimestre qui compte chacun 33 à 34 jours de session au Sénat uniquement les mardi, mercredi et jeudi.
Un temps de travail minimum qui conduirait à la faillite toute entreprise de l’Hexagone. Un temps de travail minimum que chaque Français n’a pas, même pas en rêve. Certes, s’il manque quelques unes de ces 4 à 5 séances, le sénateur subit une retenue financière mensuelle net de 710 euros sur ses 11.350 euros net d’indemnité.
Soit 6% de ce revenu. Une plaisanterie! Au pire, si un sénateur reste totalement absent dans l’hémicycle et en réunion de commission, il subit une retenue financière mensuelle net de l’ordre de 4.500 euros. Ce qui lui laisse presque 7.000 euros nets par mois pour peindre la girafe et gaspiller ainsi l’argent du contribuable.
Breizh-info.com : Vous avez découvert une vérité encore plus dérangeante pour les dirigeants du Sénat?
Yvan Stefanovitch : Les dirigeants du Sénat bénéficient eux de primes supplémentaires toujours légales qui s’ajoutent aux 11.350 euros net par mois. Ces 45 et quelque dignitaires (le président, les 8 vice-présidents, les 14 secrétaires du Bureau, les 6 président de groupes politique, etc…) reçoivent en outre chacun de 700 à 7000 euros bruts par mois. Des indemnités qui ne sont pas non plus soumises à l’impôt sur le revenu. Ainsi sur son indemnité totale de 1’ordre de 18.000 euros net, le président du Sénat est soumis à l’impôt sur le revenu sur seulement un peu de plus de 4.100 euros.
Cela est complètement légal, c’est ce que j’appelle dans mon livre du black légal. Un black légal un peu spécial, puisqu’il est déclaré, mais non soumis à l’impôt sur le revenu, car étant considéré comme des frais de fonction. Et curieusement sur ce black légal et donc déclaré, les 45 dignitaires payent le CSG et la CRDS. Dans le privé ou le public, les salariés ne payent de cotisation sur leurs frais! Une simple question de bon sens, on n’impose pas des employés sur leurs frais. Au Sénat, si! On est chez les fous…
Breizh-info.com : On a l’impression, en lisant votre livre, de plonger dans un système où les privilèges ne sont toujours pas abolis, quid ?
Yvan Stefanovitch : Mon ouvrage s’articule sur deux axes : d’une part les privilèges financiers qui sont abordés tant sur le principe que sur l’ampleur, d’autre part l’absentéisme (quantitativement, qualitativement, avec la réforme de l’article 23 bis et l’instauration d’un système de retenue financière). La conjonction de ces deux enquêtes est explosive. J’ai mené ces recherches en grande partie à partir du site du Sénat, où l’on trouve des informations souvent contradictoires et dissimulées au sein d’une vraie-fausse transparence.
Un seul exemple: le 13 janvier 2016, le président du Sénat annonce que 14 sénateurs ont été sanctionnés en fonction de l’article 23bis du nouveau règlement du Sénat pour absentéisme au dernier trimestre 2015. A cette occasion, Gérard Larcher a déclaré qu’il se refusait à jeter en pâture les noms de ces 14 sénateurs aux journalistes. Or, seule la sanction médiatique compte. En effet, chacun des 14 sénateurs sanctionnés s’est vu retiré 2.130 euros sur une indemnité totale trimestrielle net de l’ordre de 34.000 euros comme la présidence du Sénat nous l’a indiqué.
Depuis, le Sénat observe un silence radio total sur les sanctions prises en 2016 en matière d’absentéisme. A l’aide des tableaux de présence des sénateurs publiés sur le site de l’institution, nous avons calculé que moins d’une dizaine de sénateurs ont été ainsi sanctionnés au premier et deuxième trimestre 2016. Conclusion de ces chiffres: l’absentéisme n’existe que de manière résiduelle au Sénat. Pourtant, les caméras de télévision nous montrent toujours un Hémicycle quasiment vide. Cherchez l’erreur…
Breizh-info.com : N’êtes-vous pas un donneur de leçons de morale?
Yvan Stefanovitch : Pas du tout. L’opacité qui protège les niches fiscales des sénateurs et leur absentéisme pose la question de l’utilité de la dépense de l’argent public pour un si grand nombre de sénateurs (348).
Tant la présidence du Sénat que le site de l’institution se contentent de donner des informations lapidaires sur le système d’excuse qui permet à nombre de sénateurs d’échapper à toute sanction en venant à Paris moins de 4 à 5 fois par mois. Officiellement, ces excuses sont accordées pour trois motifs généraux: représentation du Sénat à l’étranger ou dans une instance internationale, présentation d’un certificat de maladie ou évocation d’un cas de force majeure. Ces motifs généraux ne sont jamais rendus public et acceptés ou refusés dans la plus grande discrétion, au nom de la protection de la vie privée.
Nous avons dû contacter une quarantaine de sénateurs pour en savoir plus que la mention « excusé » qui figure sur leur tableau individuel et mensuel de présence publié sur le site du Sénat. Une dizaine seulement nous ont répondu, dont la quasi-totalité ont invoqué des longues maladies ou des accidents de la vie. Une centaine de sénateurs, environ un par département et dotés de plus grands moyens, suffirait à faire le job, c’est à dire faire la loi et contrôler l’action du gouvernement.
Breizh-info.com : Vous ne citez pas de sénateurs bretons dans votre livre. Cela signifie qu’ils font partie des bons élèves du Sénat ?
Yvan Stefanovitch : Sur les 14 sénateurs des 4 départements bretons, aucun n’a été apparemment sanctionné pour absentéisme excessif au dernier trimestre 2015. Un seul d’entre eux le maire LR de Douarnenez et conseiller communautaire, Philippe Paul, apparaît limite, limite. Lanterne rouge de tous les sénateurs de Bretagne, ce parlementaire s’est rendu en moyenne 6 fois par mois au Sénat de novembre 2015 à juin 2016.
Durant ces 8 mois, cette assemblée a été en session 86 jours, soit une moyenne de presque 12 jours par mois, uniquement les mardi, mercredi et jeudi. Ce qui ne ressemble pas à un travail de romain avec notamment 6 semaines de vacances complètes en dehors des deux mois de congés d’été et quatre journées de libre par semaine! La plupart des sénateurs bretons montent à Paris entre 6 et 8 jours par mois pour participer aux travaux de cette assemblée. Les deux plus assidus sont Maryvonne Blondin, 68, sénatrice PS du Finistère, et Dominique de Legge, 63 ans, sénateur LR d’Ile et Vilaine, avec 72 présence en 8 mois, soit une moyenne de 9 journées par mois.
Breizh-info.com : Sur quoi travaillez vous actuellement ? Comment expliquez-vous, pour le moment, la forme d’Omerta qui entoure la sortie de votre ouvrage, pourtant choc, détaillé, et argumenté ?
Yvan Stefanovitch : Je travaille toujours sur le Sénat, dont les dirigeants préfèrent le silence et le secret, à tout le moins la politique de l’autruche qui assure, pensent-ils, la pérennité de l’institution. Cette volonté d’opacité s’accompagne d’une stratégie de l’intimidation. Intimider les journalistes qui voudraient parler du sujet et donner un écho au livre, en leur laissant croire qu’ils risquent eux-aussi de faire l’objet d’un procès.
Afin d’éviter que le Sénat, son fonctionnement, sa réforme deviennent des sujets d’actualité dans l’année électorale qui vient, où tout sera permis. Un candidat pourrait lancer la réforme du Sénat à 100 sénateurs, comme je le préconise, ou à 200 (comme le souhaite Nicolas Sarkozy) ou pire, sa suppression-fusion avec le Conseil économique social et environnemental comme le conseille Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. Si le Sénat ne réforme pas la fiscalité des sénateurs et ne s’attaque pas à leur absentéisme endémique , les prédictions de Général de Gaulle et de Lionel Jospin se réaliseront. Le Sénat disparaîtra.
Breizh-info.com : A quoi sert encore le Sénat ? Ne serait-il pas légitime de le supprimer, ce dernier n’ayant quasiment plus aucun pouvoir législatifs ?
Yvan Stefanovitch : La France n’a pas un bon souvenir de l’époque de la Terreur, où elle n’avait qu’une seule assemblée parlementaire. Les sénateurs gardent encore de beaux pouvoirs, il leur suffit de les exercer avec compétence et efficacité à l’exemple de leurs collègues américains, dont les commissions d’enquête font les choux gras de la presse d’outre-Atlantique. Comment voulez-vous que des sénateurs se penchent sur les avantages fiscaux des hauts fonctionnaires de Bercy et d’ailleurs, alors qu’eux mêmes bénéficient de dérogations fiscales scandaleuses? Les sénateurs comme les députés ont le droit de faire des contrôles sur pièces comptables dans tous les ministères. Pourquoi ne le font-ils pas?
Propos recueillis par Yann Vallerie
Crédit photo : DR
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Une réponse à “Yvan Stefanovitch : « mon ouvrage n’est pas diffamatoire à l’égard du Sénat » (Interview]”
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