27/02/2016 – 06h45 Carhaix (Breizh-info.com) – Les éditions Don Quichotte ont publié début février un ouvrage intitulé « Les Cartels du Lait, comment ils remodèlent l’agriculture et précipitent la crise ». Il s’agit d’un livre-enquête réalisé par Elsa Casalegno, ingénieur agronome et journaliste à La France agricole et par Karl Laske, journaliste d’investigation à Médiapart. Ce livre raconte comment de grands groupes laitiers ont transformé l’agriculture pour leur seul profit, laissant sur le carreau une majorité d’éleveurs, évoquant notamment les dessous de la fin des quotas laitiers, ou encore les méthodes utilisées par le lobby agroalimentaire pour faire consommer des produits laitiers aux consommateurs. L’enquête est passionnante, et touchera particulièrement le lecteur en Bretagne, à quelques semaines de l’ouverture de l’usine Synutra, à Carhaix.
On apprend dans l’enquête que la France compte 60 000 producteurs laitiers au 1er avril 2015 (contre 370 000 exploitations en 1984). Chaque année, 24 milliards de litres de lait sont produits par 3,7 millions de vaches laitières. La moitié du lait de France est produit en Bretagne, Pays de la Loire et Normandie. 98% de cette production est transformée, et 2% écoulée en vente directe. Cette transformation est réalisée par 300 entreprises, mais 70% de cette transformation est collectée par les dix plus gros groupes industriels, de Danone à Sodiaal, en passant par Agrial, Laïta …pour un chiffre d’affaire estimé à 25 milliards d’euros par an.
Outre cette situation d’une industrie dirigée par quelques entreprises seulement, le coût écologique de l’industrie du lait est révélé : pour une vache produisant 20 à 40 litres de lait par jour, il faudrait 80 à 100 litres d’eau et 60 à 80 kg de nourriture, quotidiennement.
Les cartels du lait multiplie les révélations ; les pressions exercées par l’Association nationale des industries alimentaires sur le ministère de la Santé et les pouvoirs publics pour mettre en avant une nécessaire consommation de « 3 produits laitiers par jour », alors même qu’aujourd’hui, des spécialistes jugent qu’un produit laitier par repas est excessif, tandis que d’autres recommandent de limiter au maximum les apports en lait de vache, notamment pour les adultes. Des explications sur « le cartel du Yaourt » impliquant notamment Yoplait ou Lactalis dans une affaire d’entente sur les prix de vente des produits à la grande distribution sont également données. Le panorama dressé est effrayant, surtout que les pouvoirs publics semblent, au mieux impuissant, au pire complices de ces pratiques scandaleuses.
On y aborde également la question de l’usine Synutra de Carhaix, et du passé sulfureux de Liang Zhang, son patron, avide d’argent et peu soucieux du droit du travail dans sa mère patrie. Une société Synutra citée – bien que les dirigeants se défendent d’avoir un lien quelconque avec ces affaires – dans deux scandales, dont celui de la mélamine. « A partir de la fin 2007, des dirigeants de laiteries en Chîne ont décidé d’incorporer à des poudres de lait de la mélamine, un composant habituellement utilisé par l »‘industrie chimique dans la fabrication des résines ou de colles qui se révèle très toxique pour l’organisme » peut-on lire dans « Les Cartels du Lait ». 94 000 malades seront recensés, et plusieurs décès constatés. 22 fournisseurs de lait sont impliqués dans cette affaire en Chîne, dont Synutra – qui a accusé une partie de ses fournisseurs en Mongolie et qui n’a jamais été poursuivie pour cela par la suite.
En 2010, une nouvelle affaire éclate, lorsque des parents constateront un développement anormal des seins chez des enfants, qui avaient pour point commun de tous avoir été nourris au lait en poudre provenant de chez Synutra, qui va là encore se retrouver pointé du doigt : « Redoutant une nouvelle affaire d’État, les autorités ont repris le dossier en main le 11 août en ouvrant une enquête éclair menée par un panel de 9 experts. D’autant qu’un quatrième cas s’est déclaré à Pékin. «Le ministère de la Santé attache une grande importance à cette affaire», a déclaré son porte-parole, durant une rare conférence de presse, signe de la nervosité des autorités. Dès dimanche, après avoir examiné 73 échantillons de produit laitiers de Synutra et d’autres marques concurrentes, les enquêteurs ont rendu un verdict express. Selon eux, les produits laitiers ne sont pour rien dans la croissance surprenante des poitrines des petites filles. Reprenant les conclusions d’une première enquête menée par les autorités du Hubei, le panel a enfoncé le clou en mettant en cause la thèse d’une puberté prématurée, soulignant que les os des fillettes ne connaissent pas de croissance anormale. Les malformations des bébés pourraient être liées à une alimentation déséquilibrée ou une maladie rare, avancent les experts de Pékin.» indiquait le Figaro en 2010.
Du côté de Carhaix et de Christian Troadec, en première ligne pour la mise en oeuvre de ce projet, on doit croiser les doigts pour qu’aucun scandale de ce type n’éclabousse et ne salisse par effet collatéral la production bretonne.
Les deux auteurs du livre « les cartels du lait » pointent aussi la responsabilité des industriels dans la crise profonde qui traverse l’agriculture aujourd’hui : « La responsabilité sociale des industriels est énorme. Depuis plusieurs années, ils orientent la filière laitière vers l’exportation. Pour eux, la fin des quotas laitiers en 2015 ouvre la voie à l’exportation. Mais pour conquérir le marché mondial, chinois par exemple, il faut augmenter la production. Et donc restructurer, moderniser les fermes françaises. Ils poussent ainsi les éleveurs à investir – pour agrandir leur troupeau, leurs bâtiments – quitte à s’endetter lourdement. Sauf que depuis avril, le lait coule à flot, son prix est en chute libre… et ces paysans endettés ne peuvent plus faire face. » indiquent-ils dans une interview donnée à Reporterre.
Les Cartels du lait est un livre à posséder, à lire et à faire lire pour comprendre les enjeux mondiaux qui se trament autour de l’industrie agro-alimentaire (et pas seulement laitière). Face à quelques mastodontes de l’entreprise, dont les dirigeants sont souvent parmi les plus riches de ce monde, l’on se rend compte une fois de plus que le petit producteur, comme le consommateur, ne sont que des otages d’un système organisé, destiné à nourrir une planète et une population mondiale qui augmente diront certains, à l’empoisonner diront d’autres. Ce livre devrait vous apporter une réponse concrète, précise, sourcée. Un superbe travail d’investigation !
Les Cartels du Lait – Elsa Casalegno et Karl Laske – Don Quichotte – 21,9 €
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