19/02/2016 – 07h30 Washington (Breizh-info.com) – Tout au long des élections américaines de 2016, retrouvez chaque vendredi l’analyse de Pierre Toullec, spécialiste de la politique américaine, en exclusivité pour Breizh Info. L’occasion de mieux comprendre les enjeux et les contours d’élections américaines finalement assez mal expliquées par la majorité de la presse subventionnée – sponsor démocrate de longue date. L’occasion également d’apprendre ce qui pourrait changer pour nous, Européens, suite à l’élection d’un nouvel homme fort de l’autre côté de l’Atlantique.
Le décès du juge Scalia
Ce samedi 13 février, le juge Antonin Scalia, membre de la Cour suprême des Etats-Unis, est décédé à l’âge de 79 ans.
Antonin Scalia est né dans l’État du New Jersey en 1936 de Salvatore Scalia, un immigrant sicilien, et Catherine Panaro, elle-même fille d’immigrants italiens. Dès son plus jeune âge, il s’est engagé dans les mouvements conservateurs, militant au lycée à une époque où les partis républicains et démocrates étaient tous deux considérés comme progressistes. Fervent catholique, il était diplômé des prestigieuses universités de Georgetown et de Harvard. Marié à Maureen McCarthy, ils ont eu ensemble neuf enfants.
Après dix années d’une carrière passée en grande partie dans le privé dans divers cabinets d’avocats, Antonin Scalia a commencé sa vie politique à la demande du président Richard Nixon, travaillant à améliorer le fonctionnement interne de la bureaucratie américaine. Après 1976, avec la victoire du président démocrate Jimmy Carter, Scalia a alterné entre des fonctions dans le privé et dans le public jusqu’à ce qu’il soit nommé par le président Ronald Reagan pour devenir juge de la Cour suprême des Etats-Unis en 1986. Il fut confirmé sans réelle opposition par le Sénat américain avec 98 voix pour et 0 contre.
Le juge Scalia a tenu ce poste jusqu’à son décès le 13 février 2016.
L’importance de la Cour suprême américaine
Le rôle de la Cour suprême américaine peut sembler particulier pour un lecteur breton ou français car il n’existe pas d’organe judiciaire ayant des pouvoirs similaires dans l’Hexagone. Pour la comparer à la France, la Cour suprême des Etats-Unis regroupe les compétences de la Cour de cassation, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel. Composée de neuf juges, elle est l’ultime cour d’appel de ce pays et a pour rôle «unique» de juger de la constitutionnalité des conflits judiciaires. En clair, elle ne juge pas les faits car ceci est le rôle des cours fédérales de chaque État membre de l’Union. Tout conflit remontant jusqu’à la Cour suprême a pour objectif de regarder si les faits définis par les cours fédérales respectent ou non la constitution et ses vingt-sept amendements.
Cet aspect de la politique américaine est particulièrement important à comprendre car d’un certain point de vue, il définit la véritable division philosophique des Etats-Unis. Dire « droite » et « gauche » est une simplification souvent utilisée pour qualifier un élu ou un militant comme étant respectivement «républicain» ou «démocrate». Cependant, ces deux termes n’ont pas la même signification en fonction des États. La véritable division philosophique se situe entre les conservateurs (Conservatives) et les progressistes (Liberals).
Par exemple, les élus républicains de Californie ont tendance à être davantage progressistes que les élus démocrates de Géorgie, car l’électorat est très différent entre ces deux États. Il est vrai que de manière générale, les conservateurs dominent (aujourd’hui) le Parti républicain et les progressistes dominent le Parti démocrate mais cette constatation connait de nombreuses exceptions.
La division entre conservateurs et progressistes s’oriente beaucoup sur la question de la Constitution. Faut-il la prendre au sens littéral ? Ceci signifie que tout changement dans les règles de la société ne peut se faire que par le pouvoir législatif dans le respect de la Constitution. C’est la ligne des conservateurs.
Au contraire, à travers le système judiciaire, les juges et les avocats sont-ils en mesure de faire évoluer les règles de la société sans forcément passer par la législation tout en considérant que la constitution ne doit pas être appliquée à la lettre ? Pour les progressistes, c’est le cas.
La différence entre ces deux lignes est très importante. C’est de cette manière que, notamment, le mariage homosexuel a été validé dans les cinquante États en même temps en 2015 lors d’un jugement rendu par la Cour suprême, qui a dans ce cas jugé par cinq voix contre quatre que comme la Constitution ne précise pas que le mariage est entre un homme et une femme, le limiter à cela est une discrimination. La ligne progressiste l’a alors remporté. A l’inverse en 2010, par – à nouveau – cinq voix contre quatre, la Cour suprême a jugé que la constitution garantit intégralement et sans aucune limitation le droit de tout citoyen à s’armer et à se grouper en milices privées pour – s’ils le considèrent comme nécessaire – lutter contre l’autorité de l’État. Ce fut une décision conservatrice, appliquant à la lettre ce qui est écrit dans la Constitution.
Au cours de ces trente années, le juge Scalia a tenu une ligne strictement traditionnaliste et littérale de la constitution. De fait, son décès est une nouvelle très importante pour les potentiels futurs cas judiciaires à venir dans les prochains mois. Jusqu’ici, la Cour suprême était composée de cinq juges conservateurs ou tendant vers le conservatisme face à quatre juges progressistes. Tant qu’aucun nouveau juge n’est nommé pour remplacer Antonin Scalia, la cour est divisée quatre contre quatre, ouvrant la perspective d’un blocage judiciaire pour de nombreuses décisions.
Comment sont nommés les juges de la Cour suprême ?
La nomination d’un nouveau juge à la Cour suprême se fait en deux temps. Premièrement, le président des Etats-Unis nomme la perrsonne de son choix. Dans un second temps, le nominé est auditionné par le Sénat fédéral sur ses compétences, ses expériences et sur ses choix philosophiques vis-à-vis de la constitution. Pour être confirmé, le nominé doit recevoir soixante voix sur les cent sénateurs en place, c’est-à-dire qu’une majorité simple ne suffit pas.
Une fois leur nomination validée par le Sénat fédéral, ce poste est considéré comme « à vie », c’est-à-dire que chaque juge reste en place jusqu’à sa mort ou lorsqu’il choisit lui-même ou elle-même de démissionner du poste. Il n’existe pas de disposition actuelle permettant de démettre un juge suprême de ses fonctions. De fait, lorsqu’ils arrivent à un âge avancé ou lorsqu’ils ont des problèmes de santé, ces juges choisissent autant que possible de présenter leur démission lorsque le président des Etats-Unis en place est proche de leur bord politique. Ceci permet la nomination d’un remplaçant ayant une proximité philosophique quant à leur vision de la constitution.
Les conséquences politiques pour l’année 2016
La première question qui s’ouvre suite à ce décès est : le président Obama prendra-t-il la décision de nommer un candidat à la cour suprême alors qu’il est lui-même dans sa dernière année à ce poste ? Le prochain président prendra en effet ses fonctions dans onze mois, le 20 janvier 2017. Or, au cours des quatre-vingts dernières années, aucun président n’a nommé un juge à la Cour suprême durant la dernière année de son second mandat.
Ancien avocat constitutionnaliste lui-même, le président Obama sait à quel point obtenir un cinquième siège est important pour sa propre politique (progressiste) et la validation judiciaire de nombreuses des décisions qui ont été prises depuis qu’il est au pouvoir. De fait, le président a déjà débuté les discussions pour désigner un successeur selon Reuters.
Dans le même temps, l’actuelle composition du Sénat fédéral donne l’avantage aux Républicains, ces derniers possédant 54 sièges contre 46 pour les Démocrates. Il sera donc difficile pour le président Obama de réussir à faire passer un nominé trop progressiste qui ne parviendrait pas à obtenir suffisamment de voix républicaines.
Pour parvenir à faire valider un nouveau juge, le président des Etats-Unis se trouve face à deux possibilités : soit proposer un candidat modéré qui parviendrait à obtenir suffisamment de soutien du centre droit et du centre gauche sans favoriser les conservateurs ni les progressistes, soit jouer sur le calendrier électoral. En effet, en plus de l’élection présidentielle, en novembre prochain un tiers du Sénat sera renouvelé. Les Démocrates sont actuellement considérés comme les favoris pour ce scrutin. Si Barack Obama attend le plus longtemps possible pour proposer un nominé très à gauche, il peut espérer voir son choix validé une fois qu’il ne sera plus en poste si les Démocrates parviennent à récupérer le sénat en novembre 2016.
La troisième possibilité, défendue par Barack Obama lui-même lorsqu’il était sénateur en 2007, est que le président en fin de mandat ne nomme personne et laisse la tâche à son successeur nouvellement élu.
Les prochaines étapes électorales
Le décès du juge Scalia ne va pas transformer le calendrier électoral. Les prochains votes se tiendront comme prévu en Caroline du Sud et au Nevada pour les deux principaux partis politiques. En revanche, les conséquences de cet événement auprès des électeurs sont difficiles à prédire. Du côté Républicain, la volonté de voir un juge strictement constitutionnaliste être choisi peut favoriser l’ancien avocat constitutionnaliste Ted Cruz. Ce candidat ne cache pas sa défense d’une application stricte de la constitution américaine quand, dans le même temps, ses adversaires ont tendance à moins s’y référer. Cette importante différence a permis au sénateur Cruz de recevoir le soutien du philosophe et économiste libéral (au sens européen du terme) Thomas Sowell . Proche des idées de Fredrich Hayek et Milton Friedman, Sowell a une influence particulièrement forte dans les mouvements libéraux (Libertarians) américains qui se retrouvent orphelins d’un point de vue politique depuis l’abandon de la course par Rand Paul et particulièrement depuis la retraite de son père Ron Paul. Son opinion est aussi très respectée dans l’ensemble de la droite conservatrice américaine.
Les résultats de Caroline du Sud et du Nevada, deux places fortes pour les libéraux en 2012, donneront une indication sur l’influence du décès du juge Scalia pour la primaire républicaine.
Du côté Démocrate à l’inverse, deux scénarios possibles sont à envisager. Les électeurs de gauche pourront préférer se tourner vers le candidat le plus en phase avec leurs idées, c’est-à-dire le Sénateur Bernie Sanders, afin de promouvoir la nomination d’un juge le plus à gauche possible. A l’inverse, la crainte de la nomination d’un nouveau juge strictement constitutionnaliste pourrait encourager ces mêmes électeurs à se tourner vers la personnalité la plus à même de remporter l’élection face au candidat républicain en novembre 2016, c’est-à-dire Hillary Clinton.
Pierre Toullec
Retrouvez les articles précédents :
1 – L’Iowa et Ted Cruz (5 février 2016) (https://www.breizh-info.com/2016/02/05/usa-iowa-retour-sur-la-victoire-de-ted-cruz-aux-primaires-republicaines/)
2 – Le New Hampshire et Donald Trump (12 février 2016) (https://www.breizh-info.com/2016/02/12/new-hampshire-retour-victoire-trump-primaire-republicaine/)
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