Certains auteurs savent dès les premières lignes vous saisir par l’atmosphère pénétrante de leurs romans. Simenon brillait dans cet exercice, Mac Orlan ne le lui cédait en rien.
Dans Le quai des brumes nous marchons dans Montmartre sous la neige: décor de rues ouatées, silhouettes solitaires transies, et la misère «digne» du Paris ouvrier des années vingt : «Un misérable sur la neige possède encore une valeur sociale, tandis qu’un misérable en plein soleil, c’est déjà de la pourriture». Jean Rabe, le héros du livre, est un crève-la-faim dont l’unique préoccupation journalière est de se dénicher un lit et manger, si possible de la «viande saignante» mais c’est plutôt régime pommes frites. Lui et les autres personnages convergent dans leur errance vers » le Lapin Agile « , le célèbre cabaret de la butte Montmartre.
Cette nuit-là, le tôlier qui les reçoit n’est pas rassuré, le dehors bruit d’une inquiétante ronde. Auprès d’un bon feu régulièrement tisonné, ces désespérés livrent tour à tour leur infortune.
Parmi eux, un peintre allemand possède un don de divination: à chaque fois qu’il peint un endroit, lui apparaît la trame macabre de son passé «je verrai un crime dans une rose ». L’unique femme de cette société composite, Nelly, confine à la mythomanie, ayant pour loisir de s’inventer des vies plus reluisantes que la sienne…désœuvrée alcoolique.
Il y aussi ce déserteur de l’infanterie coloniale, qui tenait conférence, dans la clandestinité, sur toutes les formes de cafard aux jeunes recrues comme aux gradés de la Coloniale, pour mettre des mots sur l’aliénation de la vie de garnison.
Le dernier noctambule à franchir le seuil du «Lapin Agile» est un homme suspect au regard du patron. On lui offre le refuge de mauvaise grâce alors qu’il était poursuivi par des rôdeurs et qu’un échange de tirs avec eux ait obligé nos pensionnaires du cabaret à en sortir. A l’abri, ce boucher montmartrois, heureux d’avoir sauvé sa peau, régalera d’une tournée d’alcool l’assemblée. Puis il répondra confusément aux questions gênantes du cabaretier intrigué tant par son attitude que par les faux-fuyants de son histoire. Une chose accapare le boucher: avoir semé le paquet qu’il portait sous le bras pendant la rixe.
A l’aube, leurs routes se séparent. A cet instant le roman perd sa linéarité. S’ensuit dès lors une juxtaposition de courts récits sur le devenir de chacun d’eux.
Le déserteur, rattrapé par la faim retournera s’encaserner: l’orgueil s’écrase devant la priorité des besoins primaires. Les autres s’enfoncent dans un tragique et rapide dénouement. Le «Lapin Agile» fut en somme leur dernier répit enchanté, un carrefour réconfortant d’une rencontre sans lendemain. D’ailleurs, la plupart, dans leur débâcle, conservent du cabaret un souvenir nostalgique. Nelly se hasarde même à prophétiser la funeste trajectoire de ses compagnons d’un soir.
En creux, on est bien tenté de voir dans Le quai des brumes les prémices de la nuit célinienne, la crudité du verbe en moins*. Néanmoins, la misère sentimentale, le pessimisme ambiant, la fermeture des esprits cassés par l’injustice et l’égoïsme d’une société brutale frappent autant que dans l’œuvre de Céline qui, fait rare chez le bon docteur Destouches, tenait Mac Orlan pour un bon écrivain.
On ne s’étonnera pas que Vichy ait pris «en grippe» Le quai des brumes et l’adaptation cinématographique de bonne facture qu’en a faite Marcel Carné. L’oisiveté de cette France du Front populaire, le relâchement des mœurs, et ce climat de pacifisme que dénonçait le maréchal Pétain dans son discours d’armistice du 17 juin 1940, comment ne pas en percevoir toute la malignité dans ce roman et son prolongement à l’écran…ces maux que Pétain jugeait responsables de la défaite. C’est Jean Rabe qui conclut ce cycle de destins oubliés de la fée marraine, son geste de désespoir ultime prend à la fin du roman la dimension d’un suicide héroïque, un coup de griffe peut-être dérisoire porté à la tyrannie des dominants mais qui rappelle à ces derniers que parfois, derrière un sans-grade, se cache une révolte froide prête à bondir.
Mac Orlan aime dans ses épilogues créer l’étonnement, voire laisser son lecteur dans l’expectative. C’est à leur lecture qu’on mesure vraiment la grande force romanesque de Mac Orlan qui, mieux que nous tenir en haleine, nous donne dans ses conclusions de romans les clés de l’articulation horlogère de ses canevas.
A.B.
Le quai des brumes de Pierre Mac Orlan, Folio Gallimard.
* Quand J.Rabe fantasme sur d’inconvenants désirs sexuels, leur transcription reste pudique et allusive. «il s’endormit en rêvant que, grâce à son invisibilité, il dévalisait une banque et commettait d’autres méfaits d’un caractère plus intime»
Une réponse à “Le quai des brumes, de Pierre Mac Orlan”
Je n’ai pas lu le roman de Pierre Mac Orlan, écrivain populaire d’avant-guerre que je classe à côté de Francis Carco, mais j’ai par contre vu le film de Marcel Carné plusieurs fois. Bel exemple de cet état d’esprit répandu à l’époque et qu’accaparent jusqu’au délire les notions de destin et de fatalité! Cette idée fixe aboutit à la création de personnages étranges et taiseux qui vont vers le trou noir sans trop se poser de questions.