Première femme élue à l’Académie française en 1980, Marguerite Yourcenar reçoit cette année-là la reconnaissance tardive de ses pairs. Longtemps, la critique littéraire est passée à côté de cet écrivain. Dans les années 50-60, son classicisme d’écriture pointilleux rebute les critiques ; guère habitués, comme pour les Mémoires d’Hadrien parus en 1950, à une insertion si dense de l’Histoire dans le roman.
Son indifférence vis-à-vis des courants et écoles littéraires est perçue comme le snobisme d’un écrivain qui avait encore tout à prouver. Ce serait pourtant ne pas lui faire justice que de dire qu’elle dénigrait les novations stylistiques propres au Nouveau Roman, elle, qui aussi, se plaisait à revoir les classiques conventions d’écriture du roman façon dix-neuvième. Mais elle restait sceptique face aux tentatives dogmatiques de revoir les formes d’écriture au nom d’un idéal théorique: le style, selon elle, n’avait qu’à s’adapter à son sujet et s’y montrer à la hauteur.
Le public mordra à ses romans dès ses débuts. Yourcenar, qui considérait que seul le temps sanctionne la modernité, verra ses Mémoires d’Hadrien traduits dans plus de quinze langues à la fin de sa vie.
Au IIème siècle, l’empereur Hadrien (76-138) aurait rédigé des mémoires, que seuls Dion Cassius et Spartien, un pseudonyme de l’auteur inconnu de l’Histoire Auguste, eurent sous la main avant qu’ils ne se perdent à jamais.
Le vide causé par la perte de cette source unique qui aurait permis à la postérité de percer l’intimité, la pensée politique et la mentalité d’un empereur lettré et éclairé comme Hadrien, Marguerite Yourcenar eut l’idée de le combler.
Qu’est-ce qui fascina autant Marguerite Yourcenar chez Hadrien pour qu’elle voulût faire parler cet empereur sur sa conception du monde, ses croyances, ses espoirs, sa philosophie et sa gouvernance ?
L’amour d’Hadrien pour les belles-lettres peut-être ?
Hadrien, surnommé «le petit Grec», écrivit des élégies, aimait côtoyer des lettrés pour se confronter à eux : sa cour, à la villa de Tibur, était fréquentée par une foule de savants suspendus à ses faveurs; philosophes, architectes, poètes qui, comme Juvénal, pouvaient cependant tomber en disgrâce et subir l’exil redouté qu’Ovide connut à l’époque d’Octave Auguste. Car si Hadrien se révéla plus tolérant que la moyenne des empereurs, son orgueil souffrait difficilement l’ascendant d’une pensée supérieure à la sienne, à preuve le mot de ce sophiste, un dénommé Favorinus, qui en dit long sur l’enjeu que prenait la plus anodine conversation avec l’empereur: « Vous me donnez là un bien mauvais conseil en ne me laissant pas considérer comme le plus savant des hommes, un personnage commandant à trente légions ». Rien en Hadrien rappelle toutefois la folie du rimailleur Néron, dont l’ego contrarié invitait plutôt les disgraciés au suicide qu’à l’exil. (1)
Et puis quel contraste étonnant entre cet empereur d’origine provinciale, élevé au métier des armes, façonné à la dure vie des camps, et la place privilégiée qu’il ménagea toujours dans sa vie aux savoirs même les plus techniques (la finance, l’architecture…),s’ouvrant même aux religions orientales quand sa famille de Bétique ne voulait pas en entendre parler.
Marguerite Yourcenar a aussi été séduite par le philhellénisme d’Hadrien: dans ses mémoires fictifs, elle insiste à présenter Hadrien comme un fervent défenseur de la culture grecque. D’où, le récit des nombreux voyages d’Hadrien dans les hauts-lieux de l’hellénisme qu’il couvrait de prodigalités (constructions ou restauration de monuments, exonérations fiscales): Athènes pour son acropole bâtie de temples célèbres, ses écoles de rhéteurs et de philosophes, Hadrien y reçut la dignité honorifique d’archonte, Delphes pour son sanctuaire d’Apollon auquel le culte impérial à emprunter toute sa symbolique solaire, sans oublier Eleusis où Hadrien ne dédaignera pas de se faire initier à ses mystères, culte mystico-agraire rendu à Déméter. L’Asie mineure ne fut pas négligée, Pergame, à l’urbanisme si ordonné (Rome lui paraissait un fouillis de forums surchargés de monuments en regard de Pergame qui s’étageait en trois harmonieuses unités) l’emplit d’admiration.
Yourcenar prête à Hadrien la conviction que les peuples (les Daces, les Pannoniens), récemment soumis à la loi romaine au IIème siècle, présents le long du Danube, ne deviendraient vraiment romains qu’en s’hellénisant. Ces peuples, encore barbares, ne se civiliseraient que si on leur construisait des villes raffinées avec leur assemblée de décurions, leur agora agrémentée de bâtiments publics (thermes, gymnase, basiliques, temples). Pour ce faire, Hadrien encourageait les vétérans de l’armée romaine et les contingents pérégrins à se fixer dans ces zones frontalières instables pour qu’ils se fondent dans la population locale et contribuent à l’accélération de l’urbanisation. Par contact, l’armée romaine serait le meilleur vecteur de romanisation de ces turbulentes peuplades.
Sur la vie privée de l’empereur, Marguerite Yourcenar réserve une grande place à la passion amoureuse d’Hadrien pour Antinoüs, ce fils d’affranchi d’au moins 40 ans son cadet.
Yourcenar a choisi d’ennoblir la noyade d’Antinoüs interprétée comme un sacrifice expiatoire en l’honneur de l’empereur aimé, le jour de la fête d’Osiris, « Dieu des agonies »; une démonstration d’amour certes, mais aussi la marque ultime du refus d’Antinoüs d’être oublié de l’empereur.
Hadrien est alors foudroyé d’une peine immense et harcelé d’interrogations sur la signification de ce suicide. Les lendemains de la mort d’Antinoüs l’enferment dans une douleur lancinante que la débauche de cultes, l’édification d’un mausolée et la construction d’une ville en Égypte (2) au nom et à la mémoire d’Antinoüs ne conjureront jamais. Marguerite Yourcenar rend alors Hadrien terriblement humain sur son remords et sa culpabilité d’avoir négligé l’écoute de la personne qui lui était la plus chère au monde.
Mais plus que tout, ce qui fit s’attacher Yourcenar à Hadrien c’est son projet de paix durable pour l’empire romain, à rebours de ses prédécesseurs qui rêvaient toujours plus de conquêtes lointaines vers l’Orient. Lui, préférera négocier la paix avec le roi parthe Osroès alors que Trajan s’était épuisé à réduire l’influence des Parthes en Orient. Pas par lâcheté, mais pour assurer la perpétuation à travers les âges de Rome. La construction en 122 du fameux mur d’Hadrien courant sur l’un des isthmes les plus courts de l’île de Bretagne pour isoler les Calédoniens (3) qui harcelaient par des raids répétés la frontière romaine symbolise à elle toute seule la stratégie d’Hadrien de protéger l’empire romain des menaces extérieures et non plus d’avancer vers elles.
Hadrien, nous dit M. Yourcenar, comprit que Rome risquait l’implosion à continuer son expansionnisme, que l’heure de la réorganisation administrative et de la consolidation de l’unité de l’empire avait sonné. Faire vivre ensemble des peuples disparates réunis sous l’autorité d’un empereur qu’on ne se figurait que sur les monnaies et la statuaire demandait à changer la pratique du pouvoir : l’empereur ne pouvait plus se sédentariser à Rome mais devait aller à la rencontre de toutes les provinces de l’empire, les connaître pour se faire connaître, appréhender l’empire dans sa complexe diversité pour mieux l’unifier autour de sa personne.
Un passage fort du livre restera l’évocation épique de la rencontre entre Osroès, le roi parthe, et Hadrien. En plein désert, les cuirasses étincelantes de l’armée parthe attendent l’arrivée d’ Hadrien, au-devant desquelles il se présentera seulement entouré d’une petite escorte inquiète, de son interprète et des otages de la famille d’Osroès faits prisonniers sous Trajan. Hadrien n’était-il pas là en train d’offrir sa tête sur un plateau à l’un des plus féroces adversaires de Rome depuis la défaite de Carrhes de Crassus en 53 avant J-C ?
Ce pari diplomatique éprouvera la force morale d’Hadrien, absolument convaincu que Rome n’a pas besoin de démontrer sa puissance par la force des légions pour être crainte. La finesse diplomatique que prête Yourcenar à Hadrien est d’avoir eu l’intuition que son grand ennemi de l’Orient était menacé de l’intérieur, par les satrapes, ces gouverneurs avides d’autonomie dans leur province et que, en définitive, Osroès saurait apprécier le gage de confiance et de paix opportune que constituait le dépouillement de sa mission diplomatique.
Les Mémoires n’éludent pas le grand échec du règne d’Hadrien, au demeurant brillant à l’égal de la plupart des Antonins, celui d’avoir repacifié la Judée dans le sang et brûlé Jérusalem aussi sauvagement qu’un Titus (70) ou un Trajan. La paix œcuménique qu’Hadrien s’est efforcé de bâtir dans l’oïkoumène (4) romain ne déplaisait qu’aux Juifs zélotes, imbus de leur Dieu qu’ils plaçaient au- dessus de tout et aux yeux desquels le culte impérial et les cultes polythéistes n’étaient que dangereuse idolâtrie. C’est un Hadrien incrédule, admirateur malgré lui de la foi inébranlable des zélotes (5), mais bien déterminé à mater un soulèvement d’« illuminés » prêts à tout pour vivre dans la conformité de leurs croyances religieuses, dussent-ils déclarer une fois de plus la guerre à la meilleure armée du monde, que M. Yourcenar nous dévoile sur son dernier champ de bataille aux côtés de ses troupes.
Il faudra le renfort de la sixième légion de Bretagne, celle qui avait défait les Calédoniens dont les incursions meurtrières avaient justifié l’érection du célèbre Mur éponyme, pour que la guérilla du « Messie Simon »soit vaincue. En 134, Hadrien rentrera à Rome pour ne plus quitter les fantômes des statues d’Antinoüs qui jalonnaient en nombre sa villa à Tivoli.
A.B
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, collection Folio, 384 pages
(1) D’après Tacite, le suicide «forcé» de Sénèque avait été précédé de tentatives d’empoisonnement par Néron
(2) La ville d’Antinoé en Moyenne-Egypte, construite dans la vallée du Nil
(3) Hadrien n’avait jamais oublié que les légions de Bretagne avaient été décimées par les Calédoniens après que Trajan eut dégarni la défense de l’île pour sa campagne contre les Parthes
(4) Le monde civilisé
(5) Patriotes juifs
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