Jean-Claude Simoën (assisté par Gérard Guicheteau), vieux routier de l’édition parisienne – avec un flair qui l’a conduit à lancer la série des « dictionnaires amoureux » chez Plon, avec le succès que l’on sait – consacre son temps libre à de très beaux albums sur le thème du voyage dans l’histoire, en Terre Sainte, en France et, ici, à Venise. L’économie de ces livres est simple : une suite de tableaux accompagnés d’extraits pris chez des auteurs ayant fréquenté les lieux.
Et pour Venise il y a du monde, du beau monde. Depuis Montaigne jusqu’à Philippe Sollers en passant par le président de Brosses, Casanova, Goldoni, Chateaubriand, Goethe, Stendhal, Flaubert, André Suarès, Ezra Pound, Fernandez (fils)… Une petite anthologie de leurs émotions et réflexions judicieusement choisie. Où l’on voit que Venise aide à enfiler les perles et à broder les lieux communs. Côté peintres, le choix fait par Simoën est excellent. Il ne se limite pas aux inévitables et formidables Canaletto et Guardi, il met en avant des artistes moins connus ou que l’on n’attendait pas. Une mention forte pour Ippolito Caffi, John Surger Sargent, Eugène Boudin, Félix Ziem, Turner, Bonington, Sorolla…
Venise a beaucoup inspiré, surtout au XIXème siècle. Nombre de petits maîtres ont produit, à la chaîne, des vues à la fois conformes et « sensibles » de la Sérénissime. De la peinture léchée, sans esprit, mais qui se vendait fort bien. D’où ces Rialto, Grand canal, place Saint-Marc, San-Giorgio… reproduits jusqu’à l’épuisement. Mais, heureusement, des choses plus parcellaires, plus modestes jusqu’à la trivialité, que justement Simoën a privilégiées. Une Venise populaire, aujourd’hui bien diminuée mais qui existe encore pour qui sait voir.
Tout cela pour revenir à ce court essai : « Contre Venise » que Régis Debray avait publié en 1995. Il lui avait peut-être été inspiré par un « Oublier Venise » paru deux ans auparavant, dû à Alain Juppé, politicien alors grevé de frais de justice et atteint de vague à l’âme… Le texte de Debray avait beaucoup irrité, on parla même d’iconoclasme, de sacrilège. Ce n’est d’ailleurs pas du meilleur Debray, trop souvent abscons et maladroit. Mais avec des éclats qui expriment toute la séduction mortifère, exercée par Venise. Je lui laisse donc le mot de la fin : « Venise n’est pas une ville mais la représentation d’une ville. Et de même qu’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la salle mais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait pas spectacle, le décisif de Venise n’est pas Venise mais la lagune qui la sépare du monde profane, utilitaire et intéressé. Cette tranche d’eau fait office de « coupure sémiotique ». Pourquoi l’initié de Venise proscrit-il l’avion au catéchumène ? Parce que, parachuté au milieu de la scène sans s’être donné préalablement la peine d’y monter, ce dernier se priverait en partie (car heureusement il y a du bateau entre l’aéroport Marco Polo et le cœur urbain) de la jouissance du franchissement, de la transgression de frontière (que les plus exaltés transforment en sécession mystique d’avec l’immonde extérieur). »
Jean Heurtin
Le voyage à Venise, Gründ, 44, 95 euros
Crédit photo : Spiterman/Flickr (cc)
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