Un des meilleurs chefs de la Vendée n’était pas Poitevin mais Breton. Issu d’une famille de la noblesse nantaise, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne, le général de Charette donna bien du fil à retordre aux républicains. Sa vie est un bel exemple de vertus chevaleresques et de courage. Il ne sera vaincu que par la défaillance de ses chefs et par la trahison.
François Athanase de Charette de la Contrie naquit en 1763, à Couffé, près de Nantes. Son oncle Louis était conseiller au Parlement de Bretagne. A seize ans, il est aspirant-garde dans la marine royale où il sert jusqu’en 1789. Il émigre en 1791. Mais, lassé de l’existence futile que mènent les exilés, il revient et se trouve à Paris, au moment où le peuple donnait l’assaut aux Tuileries. Il s’est joint aux défenseurs de la résidence royale et il est un des derniers à se battre. Pour échapper au lynchage, il saisit la cuisse d’un Suisse que la foule hurlante a dépecé et passe en brandissant son sanglant trophée. Il vient de dévoiler deux aspects essentiels de sa personnalité : sa fougue au combat, même sans l’espérance de vaincre, et son génie de l’improvisation fulgurante sur le terrain, pour tromper l’ennemi.
De retour au pays, il s’éprend d’une toute jeune fille. Mais la mère, qui est veuve et qui n’a pas renoncé, réussit à la supplanter. Plus âgée que lui, elle ne partage pas ses goûts et elle ne le suivra pas dans sa carrière de rebelle. Durant toute la guerre, elle vivra à Nantes, loin du « maquis » où ce sont d’autres femmes qui aimeront son mari et le serviront les armes à la main.
Le jeune ménage s’est installé au manoir de Fonteclose, en La Garnache, dans le pays nantais du sud de la Loire. Le chevalier, comme la plupart des nobles, se montre le témoin fataliste de la révolution. La farce des élections à la Convention, où les neuf dixième des électeurs se sont abstenus et le dixième restant a voté dans la peur, le laisse indifférent. Mais la sordide exécution du roi, le 21 janvier 1793, fait de lui sentimentalement un rebelle. Semblable en cela à Chateaubriand, il ne croit pourtant pas à la possibilité de renverser le courant révolutionnaire, puisqu’il va dans le sens des idées les plus à la mode, même au sein de l’aristocratie. Il se sent impuissant et tue le temps à la chasse, agrémentée de galanteries champêtres, dans un monde fermé qu’effleure à peine l’écho des agitations de Paris. Le soir, il joue au trictrac avec son épouse en baillant d’ennui. Mais les événements vont se précipiter. A l’occasion de la levée en masse, qui cette fois touche les campagnes de plein fouet, une vague surgie de la France profonde va s’opposer à la vague révolutionnaire. Elle emportera Charette et le portera au sommet de sa gloire.
Charette se cache sous son lit
Le chevalier est de cœur, bien entendu, avec les gars des 600 paroisses où sonne le tocsin, mais quand la cour du manoir de Fonteclose se remplit de paysans armés de faux retournées, qui réclament à grands cris présence à leur tête de « not’ monsieur », il ne songe qu’à se dérober. Il a à peine achevé de s’habiller, quand il entend les sabots résonner dans le vestibule. Pour échapper à la folie contagieuse, il se glisse sous son lit. Malheureusement le talon d’une botte dépasse. On l’extrait de sa cachette. Bon gré mal gré, il doit affronter la foule passionnée. Il est poussé sur le balcon. Mais, tandis que ses lèvres continuent à proférer un refus, il se produit en lui-même une extraordinaire mutation. Un contact charnel tumultueux s’est établi entre les hommes de son terroir et lui-même. Tout d’un coup, comme un voile se déchire, il aperçoit son destin de chef de clan, plus même, de responsable du destin historique d’un peuple. Il est transfiguré. Il dégaine son épée :
– Je jure, dit-il, de ne revenir ici que mort ou victorieux !
Charette roi de la Vendée
Le souvenir du général de Charette est d’une netteté historique qui exclut, semble-t-il, toute équivoque. Et pourtant que d’obscurités, sinon d’énigmes, dans son histoire, quand délaissant la surface anecdotique des faits, on cherche une explication plausible aux situations déconcertantes qu’ils révèlent ! Ce cadre de la courte vie du grand rebelle est la Vendée. Nous n’avons prononcé qu’un nom et déjà les bizarreries commencent.
Un pays qui n’existe pas
De quel néant est sortie cette appellation géographique inconnue de l’histoire jusqu’en 1790, c’est-à-dire trois ans avant que ne commence la guerre qui porte son nom ? Après avoir longtemps cherché à résoudre cette énigme, nous avons trouvé. Il s’agit du nom d’une minuscule rivière, qui coule toute entière dans la partie méridionale du Poitou et qui, dans son cours inférieur, sert de limite entre le département éponyme et celui des Charentes. Qui mieux est, une rivière qui traverse une zone située complètement en dehors de celle où s’est déclarée la guerre qu’elle a baptisée de son nom ! Charette « roi de la Vendée » ! Personne ne lui dispute son glorieux titre. Pourtant, les chefs reconnus de l’armée catholique et royale se sont appelés Cathelineau, La Rochejaquelein, Bonchamp, d’Elbée, Stofflet, Talmont, Lescure… et, autre étrangeté, l’épicentre de la guerre était situé autour de Cholet, en Maine-et-Loire, et de Châtillon, dans les Deux-Sèvres.
De fait, la région insurgée a si peu coïncidé avec le département de la Vendée, qu’il a fallu improviser un autre nom pour désigner l’assemblage de terres bretonnes, poitevines et angevines qui levèrent des troupes contre la Révolution. On trouva celui de la « Vendée militaire », qui présente l’avantage de rendre compte du qualificatif de « vendéen », appliqué traditionnellement aux soldats « blancs ». Il s’applique aux territoires situés entre le cours de la Loire et une ligne brisée unissant les Sables-d’Olonne à Parthenay, Thouars et Angers.
Chouannerie et Vendée
Cette délimitation que tous les historiens ont adoptée exclut de l’appellation vendéenne élargie les zones situées au nord de la Loire, qui furent le siège d’une autre guerre, plus ou moins liée à la première, qu’on désigne sous le nom générique de chouannerie. Le fleuve sépare deux types de rébellions différents. Au sud on voit surgir de véritables formations militaires qui méritent le nom d’armée et livrent des batailles rangées, au nord n’apparaissent que des bandes, plus ou moins organisées, dont les entreprises s’élèvent rarement au-dessus du niveau de la guérilla.
Autre distinction, d’où surgit une contradiction. La guerre de Vendée proprement dite a duré de la mi-mars 1793 à la mi-février 1795 (paix de la Jaunais), avec une reprise sporadique jusqu’en mars 1796, soit au plus trois ans. En revanche, la chouannerie a commencé un an plus tôt avec la conjuration de la Rouërie et a duré jusqu’au combat du Pont-du-Loc, en 1800, soit huit longues années, sans parler de ses résurgences ultérieures. Il y a donc dans la chouannerie une profondeur et une obstination qui ne se sont pas manifestées au même degré en Vendée. Et pourtant le chef qui a fait preuve au plus haut degré de cet héroïque entêtement est peut-être Charette, dont la devise était « Je ne cède jamais » et dont la dernière campagne, aux limites de la Bretagne et du Poitou, peut être considérée comme un exemple classique, non pas de la « guerre des géants » mais de la chouannerie.
Une troupe de Bretons
La troupe de Charette était exclusivement composée d’originaires de la Bretagne historique, de ses Marches et du Marais Breton, à l’extrémité nord-ouest de la Vendée. Pour des raisons et pour d’autres qu’on verra plus loin, la révolte qui s’est cristallisée autour de Charette, apparaît moins comme un épisode de la guerre de Vendée que comme un phénomène intermédiaire entre cette guerre, à laquelle il s’est à plusieurs reprises associé, et la chouannerie bretonne, à laquelle le liaient son style militaire et le caractère humain de sa troupe.
Le terme de « bas-poitevins » que tant d’auteurs emploient pour désigner les hommes de Charette par opposition à ceux de l’Armée Catholique et Royale, est donc inapproprié. Bas-Poitevins, les « bocains » ou combattants du Bocage vendéen au sud du domaine propre de Charette l’étaient certainement, ceux de Joly, qui recrutait dans 25 paroisses, entre le Marais Breton et les Sables, et n’accepta jamais sinon à contre-cœur de se ranger sous les ordres de Charette ; ceux de Royrand, au sud de Clisson, qui se disaient « armée du Centre » et qui prirent part à la « tournée de galerne » au nord de la Loire, contrairement à Charette qui ne songea pas à s’y associer ; ceux de Saint-Pal et de Bulkeley, autour de la Roche-sur-Yon ; ceux encore des frères Sapinaud et de la Verrerie qui tenaient les lisières de l’Anjou, ces « bocains » qui ne se joignaient à Charette que s’ils ne pouvaient pas faire autrement.
Par bien des côtés, le chevalier, qui avait été élevé à la campagne, était « un gars » de Couffé, comme les hommes de sa compagnie de garde
étaient des « gars du Loroux-Bottereau », d’autres des « paydrets » (du pays de Retz), des « bocains » de la Garnache ou des « maraichins » de Challans. Tous ces clans avaient en commun un individualisme ombrageux et une liberté de mœurs et de langage qui scandalisaient les Hauts-Poitevins et les Angevins. Loin de chercher à leur imposer des conventions de bienséance qui n’étaient pas de chez eux, le chevalier excellait à leur donner l’exemple d’une désinvolture qui semblait de la provocation aux dévots de l’intérieur du pays vendéen.
Les portraits que nous avons du général ne permettent pas de dire qu’il était joli garçon, mais il avait à n’en pas douter, un pouvoir de séduction irrésistible sur les femmes. Certaines d’entre elles, qui avaient été cruellement atteintes dans leurs familles par les violences révolutionnaires et voulaient en tirer vengeance, n’entendaient le faire qu’aux côtés de Charette. Elles formaient autour de lui un essaim d’amazones, qui le suivaient au plus vif des combats, maniant le sabre et le pistolet comme des soldats. De là à prétendre qu’elles étaient avec lui de nuit comme de jour, il n’y avait qu’un pas que d’aucuns ont franchi allégrement. Pourtant, nous ne sommes en possession d’aucun semblant de preuve que l’entourage féminin du chevalier ait constitué le harem que l’on dit, où il aurait
puisé pour ses nuits de turpitude. Ce qu’on appelait alors sa « Cour », était présidé par sa sœur, qui personnifiait la décence, entourée des dignes épouses de ses lieutenants Cette cour, qui eut été déchirée par les intrigues et la jalousie si elle avait été un lieu de débauche, était étroitement unie et n’avait qu’un cœur, autant pour broder des écharpes au chef que pour le servir au feu. Elle n’a posé de question qu’aux yeux des chroniqueurs incapables d’en imaginer l’atmosphère.
Autre malentendu au sujet de la veillée des armes rituelle des troupes du chevalier. Ses biographes se demandent quelle raison pouvaient avoir les bals endiablés mêlant of officiers et soldats, dames et paysannes, jusqu’aux lueurs du matin, la veille des combats. Ils n’en trouvent qu’une, l’exemple que leur donnait leur général de l’insouciance, de la dissipation et — faute impardonnable — de l’impiété. Il n’était pas admissible que, quand les Vendéens dignes de ce nom se préparaient au danger de mort, en disant leur chapelet et en chantant cantiques pour le salut de leurs âmes, ces « étrangers » (le mot était employé) fassent scandale avec leurs dérèglements.
Il s’agissait pourtant d’autre chose. En Bretagne, on « ballait », certes pour s’amuser, mais aussi pour exprimer ses émotions. La danse collective, où âges, sexes et conditions sociales sont mêlés où la fantaisie individuelle fait place à un rituel rigoureux, ressemble plus à une danse religieuse et, ici, à une danse de guerre qu’à un bal champêtre. Quand les vèzes commençaient à couiner et le tambour à battre son rythme, quand les pieds se mettaient à battre le sol en cadence, les gars de Charette se préparaient à tuer.
Charette : un sang-mêlé
Il faut dire à la décharge de ceux qui n’aimaient pas Charette et ne se gênèrent pas pour le lui prouver, que le caractère de l’homme n’était pas facile à comprendre. Il tenait de la lignée paternelle le même sens du devoir le même esprit de sacrifice et de solidarité de clan qu’avait montrés, avant lui, son compatriote de la Rouërie. Mais il tenait du sang gascon de sa mère l’esprit mondain, le désir de paraître, le goût du plaisir, qui choquaient ses pairs, habitués à plus d’effacement. Il arrive que chez les sangs-mêlés les atavismes contraires s’opposent, entrent en conflit ou se neutralisent. Mais il arrive aussi que ce ne sont pas les défauts de chaque atavisme qui s’additionnent, mais leurs qualités. A aucun moment on ne sent Charette troublé par des tendances divergentes. Il est toujours maître de lui, équilibré jusque dans ses colères. En cela il se montrait d’une qualité humaine très supérieure à ceux de ses rivaux, aussi bien les petits, comme Joly, que les grands comme Stofflet, qui n’hésitaient pas à mettre la cause en péril pour servir un ressentiment personnel.
Cette nature extraordinaire était d’une richesse inépuisable. Le chef qui savait oublier le service pour entretenir, dans les jeux et les rires, les dames de sa cour, était celui qui partageait la soupe grossière de ses soldats, parlait leur patois, inspectait dans le détail leur équipement et donnait un soir, l’ordre que la poularde que son ordonnance lui avait préparée soit portée aux blessés. Le même esprit égalitaire ne régnait pas dans l’armée catholique et royale, dont un seul des chefs, Cathelineau, le « Saint de l’Anjou » sortait du peuple qu’il commandait. Lescure était né à Paris, d’Elbée à Dresde ; le comte de La Rochejaquelein et le marquis de Bonchamp avaient été élevés dans des châteaux. Talmont était prince et le Lorrain Stofflet, en ancien garde-chasse, partageait les préjugés de l’aristocratie qu’il avait fidèlement servie. Les anciens officiers du roi donnaient le ton à l’armée blanche. Leur goût pour les signes extérieurs du respect et les batailles rangées ne les portait guère à se commettre avec les chefs de bande que les « gars » appelaient par leur prénom. Lorsque la révolte contre la Terreur éclate à la mi-mars 1793, nous sommes encore loin de ces conflits internes. Charette, petit châtelain de Fonteclose, est un inconnu. La plupart des paysans qui le suivent ne le connaissent que de vue. Quand il arrive à Machecoul au moment de la prise de la ville par les insurgés, il fait figure de spectateur horrifié des sauvageries dont il est témoin. La discipline n’a pas encore fait son apparition, quand toutes les bandes de la région attaquent Challans. Elles sont repoussées. Charette n’accepte pas la défaite et veut une revanche.
La baraka de Charette
Le 15 avril, il se met en marche et rassemble sur sa route 7 000 hommes, qui se disposent en deux colonnes, la sienne et celle de Joly. Après un nouvel échec, ils doivent se retirer. Au 20 avril, les trois-quarts des volontaires se sont dispersés. Le général Beysser sort de Nantes avec 2 000 fantassins, 200 cavaliers et huit pièces de canon. Il bat la vaillante petite troupe de Pageot, de Bouin, près du lac de Grand-Lieu. La garnison de Machecoul, forte de 3 000 rebelles inorganisés et mal armés se démoralise. Quand les tambours républicains battent la charge, c’est la débandade. Au moment où Charette s’apprête à monter en selle, un boulet l’emporte avec l’échine du cheval. Il saute en croupe d’un de ses cavaliers et prend le large. Il a la baraka. Au cours des trois années qui lui restent à vivre, des 106 combats qu’il a livrés – en moyenne un tous les dix jours – elle ne le quittera pas. Sa troupe se replie en direction de Saint-Fulgent, où un vieil officier commande « l’armée du centre ». Le Breton n’y jouit d’aucun prestige. Les anciens of officiers du roi l’appellent ironiquement « le cadet de marine », quoique le service qu’il a prêté sur mer vaille bien le leur. Il en a vite assez de « mendier l’hospitalité » et décide de retourner dans son pays de Retz, à Legé dont il fera son point d’appui.
L’armée de Charette
De retour à Legé, il dépêche des émissaires pour recruter du monde. Les volontaires arrivent de tous côtés. L’un d’eux Vrignault, envoyé par une cabale pour supplanter Charette, succombe à son magnétisme et se range sous ses ordres. Les Blancs sont maintenant 1 500. Charette les organise, puis il les harangue et leur dit ce qu’il attend d’eux. Le même jour paraît l’ennemi en la personne du général Beysser, avec 600 hommes et deux canons. Charette évite une attaque de flanc et risque, malgré le manque de structuration de sa jeune troupe, une manœuvre enveloppante. Elle réussit au-delà de toute espérance. C’est la déroute des Bleus, qui perdent tout leur train et la moitié de leur effectif. Charette sonne le ralliement des bandes du Bas-Poitou, de Joly, Savin et Guerry du Cloudy, pour engager une poursuite soutenue. Il ne se produit pas : la jalousie est déjà à l’œuvre. En revanche, des prisonniers se portent volontaires pour le suivre. Charette n’est pas un amateur, mais beaucoup de ses paysans pensent que la guerre est gagnée et qu’on va rentrer à la maison. Quand, monté sur un talus, il annonce :
– Maintenant, les gars, on va prendre Machecoul !
Une véritable sédition se déclenche. On l’insulte, on braque des fusils sur lui. L’heure est cruciale. Tout son crédit de chef de guerre est en jeu. Ses fidèles cavaliers du Lorou accourent. Il leur donne l’ordre de charger les mutins et s’élance avec eux, pistolet au poing. L’affaire est dans le sac. Les mutins les plus exaltés, une dizaine, sont arrêtés, les autres mâtés. Au soir, il se rend au lieu de détention des mutins. Ceux-ci, à genoux, lui demandent pardon. Hautain et généreux, il le leur accorde et en se retirant leur jette sa bourse. Sur le front des troupes, il leur demande si elles veulent Monsieur Vrignault pour chef ?
– Non ! Nous voulons Charette ! Vrignault s’avance et lui donne l’accolade. Mais le chevalier veut que les choses soient bien claires. Il prévient son auditoire qu’il ne tolérera pas l’indiscipline et sera seul juge des opérations à décider. On l’acclame. Et Machecoul est enlevé.
Les républicains ripostent
Nous sommes en mai 1793. Les Républicains, de leur côté ne dorment pas. Canclaux arrive en force. La troupe de Charette a fondu à l’époque des semailles de printemps. Il prend le large. Les Bleus ont investi Legé avec quatre colonnes, et l’ordre de ne pas faire de prisonniers. La bourgade est vide. Il continue son mouvement vers le nord et occupe Saint-James. Charette sent qu’un coup d’audace est nécessaire pour relever le moral de sa troupe et maintenir une discipline qui se détend.
A six heures du matin, il entre par surprise à Saint-James, cerne et désarme toute une compagnie. Encouragé par son succès, il s’abat sur le
bourg voisin des Noyers où est cantonné le gros. Le cri de guerre de ses gars est « Rembarré ! ». Ils le hurlent à pleine gorge, enlèvent tout et font un énorme butin, drapeau et caisse du régiment compris. Charette harangue les prisonniers avec un tel sens de la psychologie du soldat, que la majorité d’entre eux rejoint ses rangs. Cinq officiers et 200 hommes ont refusé de déposer leurs cocardes tricolores. Charette les fait respecter.
Le 9 mai, il rentre à Legé au son des vèzes et des tambours. La garnison républicaine a plié bagages à temps. Le peuple monarchiste attendait qu’un chef lui soit révélé.
On accourt à Charette de la Bretagne ligérienne et de tout le Bas-Poitou. Du Loroux-Bottereau arrivent des hommes magnifiques, dont il fera sa garde personnelle : 200 cavaliers. Il attaque Palluau, trois lieues au sud de son cantonnement. Pris. Reste à réoccuper Machecoul, pour couper les communications entre Les Sables et Nantes.
Les gars du Loroux dansent toute la nuit
La petite armée danse toute la nuit, entraînée par les gars endiablés du Loroux. Au matin, elle se met en marche en chantant, musique en tête. Machecoul est prête à la recevoir : 2 500 hommes et 19 canons sous les ordres du solide Boisguillon. Charette attaque de tous les côtés à la fois, en appliquant la tactique inauguré en par Sapinaud et Bois-Huguet du côté de Pouzauges. Dès qu’ils voient la lumière du départ, tous se jettent à terre et se relèvent après la décharge pour un nouveau bond en avant. Les officiers du roi ne savent que dire « Serrez les rangs ! ». Le chevalier charge avec ses cavaliers, qui sabrent les canonniers sur leurs pièces. Les gars, au corps à corps, font une boucherie. De leur côté Poitevins et Choletais prennent Saumur.
Charette victime de la jalousie
Même après ce succès, l’autorité du chevalier est discutée. Son voisin, au sud du Marais Breton, Joly, un Flamand, a rassemblé 25 paroisses ; il est jaloux de lui et le boude. L’histoire a fait l’unanimité sur la gloire de Charette, mais à cette époque il est ignoré, voire boycotté et souvent trahi par ceux dont le devoir était de le soutenir contre l’ennemi commun. Il est à peine concevable aujourd’hui qu’un chef de bande insignifiant, le perruquier Gaston, dont la carrière sera brève, puisqu’il fut tué dans le Marais, le 15 avril 1793, ait bénéficié à l’extérieur, Dieu sait pourquoi, d’une notoriété et d’un halo mystique, dont était loin d’être gratifié le chevalier.
Napoléon, et Thiers après lui, ont pensé que si à la suite de leurs victoires locales, Charette et-Cathelineau avaient marché sur Paris, les Bleus, qui venaient d’évacuer Angers, auraient pris la fuite et le drapeau blanc eût flotté sur les tours de Notre-Dame, avant que l’armée du Rhin ait pu venir au secours du gouvernement. Tous deux se méprenaient sur la nature des troupes vendéennes qui n’étaient efficaces que dans leur cadre local et ne pouvaient être manœuvrées comme une armée, ainsi que la preuve en fut apportée par le fiasco de la « tournée de galerne » qui, après s’être promenée jusqu’au Mans, termina par le désastre de Sanevay.
Depuis le 15 mars, un raz-de-marée a certes emporté les hésitants, même les contestataires, mais il s’est de suite réparti entre deux pôles d’attraction. A l’est de la Vendée, au nord-ouest des Deux-Sèvres et dans les Mauges angevines se forme la grande armée catholique et royale, qui en 93 atteindra 40 000 hommes assez fortement encadrés et relativement disciplinés. D’elle dépend étroitement « l’armée du centre » qui, avec 10 000 hommes, est moins importante. L’armée dite de Charette n’en est pas une à vrai dire, mais la réunion occasionnelle des bandes qui sillonnent le Bas-Poitou de part et d’autre de la route qui va des Sables d’Olonne à Legé, puis à Nantes : en tout 15 000 hommes.
Une armée à géométrie variable
La propre troupe de Charette n’est pas une institution stable. Le chevalier dispose aujourd’hui de 10 000 hommes avec leur train de combat et leur artillerie ; demain, il erre de bosquet en bosquet avec 500 partisans dépenaillés, dont la moitié est armée de faux et de piques. Mais quelque soit leur nombre, Paydrets, Marchois ou Maraîchins sont rudes gens. A côté des Angevins respectueux de leurs chefs, doux de mœurs, ils sont eux indisciplinés, frondeurs, braillards. Les gars du Loroux ont tous leur « fusil de munitions », les autres ont les armes blanches qu’ils se sont fabriqués chez le forgeron de leur village, seul un tiers a des fusils. Tous vont en sabots et quand la marche est longue, nu-pieds. Ils accourent quand les appelle un meneur en qui ils ont confiance et, la tâche faite ils rentrent chez eux. Un mot qu’ils ne connaissaient pas leur convient parfaitement : maquis. Certains ont fait la navette 40 ou 50 fois entre leur champ de blé noir et le champ de bataille. Il ne convient pas de parler à leur sujet de formation militaire. Il n’y a ni bataillons, ni compagnies, mais des paroisses, comme il y avait en Écosse des clans, qui allaient au combat comme telles. Le chef de paroisse est le caporal d’ordinaire. Au combat, le plus vaillant mène la danse.
Les cris de guerre soutiennent la charge et les coups de plat de sabre des officiers, quand il y en a, font office de discipline. Les militaires de métier qui ont conservé le pli du petit-doigt sur la couture du pantalon sont en exécration. Les reconnaissances à cheval et les guetteurs dans les clochers remplacent les sentinelles. Le règlement, ce sont les usages qui peu à peu s’établissent.
Charette le séducteur
C’est sur cette étrange troupe que règne Athanase de Charette. Sa bravoure entraîne les uns, sa sensualité les autres, sa prestance en impose à tous. Il porte un grand chapeau de feutre noir, fleuri de plumes blanches, recouvrant une pièce de mousseline brodée d’or dont il s’enveloppe la tête et la nuque. Un flot de dentelles de prix tombe sur un habit violet, brodé de soie et d’argent ou une veste couleur de chair ornée de brandebourgs d’or. Sur le sein gauche il porte une image du Sacré-cœur entouré d’épines. Sans être positivement beau garçon, il a l’œil vif, la moustache coquine, le menton volontaire. Ce muscadin était un homme de gouvernement. Il veillait aux biens des émigrés et à leur gestion. Il faisait toucher les fermages pour les absents.
Il planifiait les réquisitions pour ses troupes. Il prenait des arrêtés de justice et d’administration. Il réunissait les récoltes des « patriotes » en fuite pour former une « réserve générale de subsistance ». Dans les bois qui lui servent de refuge, il ramène les blessés dans des hôpitaux de fortune, pour ne pas qu’ils soient achevés par les Bleus. L’inventeur des femmes-soldats en Europe, ce fut lui.
La pittoresque comtesse de la Rochefoucauld, qui l’avait pris en grippe sans le connaître, pour des raisons dont les femmes ont le secret et était à l’origine de la cabale montée contre lui s’était jointe à Joly. Mais il ne lui en impose pas. Lasse de ses disputes avec Joly, elle le quitte pour se rallier au chevalier. Elle sera, dit-on, la « mieux aimée » de sa cour. Du moins, semble-t-il, durant quelque temps. Sa cousine a soixante-dix ans. Elle vient aussi, ingambe à la tête de ses métayers, avec lesquels elle a enlevé des convois républicains. D’autres femmes sont arrivées au bruit du canon, sa sœur d’abord, puis les épouses de ses lieutenants. Madame de Charette, calfeutrée à Nantes, ne donne pas signe de vie.
Quand l’ennemi n’est pas en vue, on vit dans une sorte de détente sauvage. Mais le rire n’y a rien de forcé. « Je veux, dit le chef, que la joie règne où je suis ». Céleste, une des amazones, ne sait pas charger un pistolet. Elle s’en fait préparer une demi-douzaine et, dans la mêlée, elle jette celui qu’elle a déchargé pour saisir le suivant. Elle tue très bien. Madame de Monsorbier, qui a combattu avec la « grande armée » rejoint le chevalier à la fin de l’année. Elle succède à la belle créole, Marie-Adélaïde, qui, dénoncée a été capturée aux Sables et condamnée à mort. Elle est fusillée parce que le couteau de la guillotine était émoussé (historique). En un certain sens, les femmes des rebelles « à main armée » n’avaient pas le choix. Certaines préféraient mourir en combattant
Une guerre sans pitié
Fin juin, Charette est invité à prendre part incontinent à une attaque concentrique de Nantes. A lui la rive sud de la Loire. Il n’a pas été consulté.
Malgré sa colère, il réunit à la hâte 10 000 hommes, tandis que la rive nord est investie par Bonchamps avec 8 000 hommes et Cathelineau flanqué de Talmont avec 10 000. Les alliés de Charette en Bas-Poitou, Joly en tête, refusent de se joindre. Ce qui les intéresse, c’est les Sables d’Olonne. La césure est nette. Charette doit se contenter de ses Bretons de Legé, Marchecoul, Pornic, Vieillevigne, Saint-Philibert et Port Saint-Père, la fleur de son « armée ».
Charette est arrêté par l’artillerie qui balaie le pont d’accès à Nantes, mais Cathelineau qui n’a pas cet obstacle est parvenu au cœur de la ville, quand il est tué d’une balle. Sa troupe, démoralisée, recule. L’armée d’Anjou toute entière bat en retraite, sans prendre la peine d’en avertir Charette. N’entendant plus la canonnade sur la rive nord, le chef breton comprend ce qui se passe. Toutes les forces républicaines vont tomber sur lui. La mort dans l’âme, il donne l’ordre de décrocher et il replie ses divisions. Étrillés de part et d’autre, les adversaires n’entreprennent rien pendant quelques semaines. Du côté blanc, l’échec devant Nantes, avant tout par manque de coordination et de commandement unique, a porté ses fruits. Le 19 juillet aura lieu l’élection d’un généralissime, à raison d’un électeur par 2 000 combattants.
Comme il fallait s’y attendre, ni Charette, ni aucun de ses commandants divisionnaires n’ont été convoqués. D’Elbée est élu. Pour comble, le commandement du bas Poitou, dans lequel est incluse la Bretagne méridionale, est confié à Donissan, un étranger à la région, mais beau-père de Lescure. Il est d’avance récusé par les soldats de Charette, qui veulent décider eux-mêmes qui les mènera au feu. Ce ne sera toujours pas le « hors-venu » qu’on veut leur imposer.
D’Elbée inaugure ses fonctions par une déroute devant Luçon. Immédiatement après quoi, les généraux angevins, pressés de prendre leur revanche, ont le front d’appeler à l’aide le cadet de marine. Grandeur de Charette qui accepte. Mais tous ses chefs subordonnés ne partagent pas son avis. Seul Joly et Savin le suivent. Il n’amènera donc que 6 000 hommes. Talmont, qui est prince, ne cache pas son mépris des « bandes de Charette ».
En les passant en revue, il leur jette :
– J’espère que vous allez vous battre comme il faut. Si vous ne vous battez pas bien, regardez les soldats de l’armée d’Anjou, qui vont vous faire la barbe !
Charette, suivi de Lescure, forme l’aile gauche. Ils enlèvent les positions qui leur font face. Mais le centre avec les Hauts-Poitevins se fait attendre, tandis que la droite, que forment les Angevins de Stofflet s’empêtre avec la colonne d’artillerie et débouche tardivement. Charette, soucieux qu’on ne traite pas les Bretons de lâches, continue son avance avec ardeur, bien suivi par Lescure. Les bleus, qui savent manœuvrer,
profitent du décrochage du front pour lancer une contre-attaque dans la faille. La cavalerie de Talmont, sottement bloquée à l’arrière, ne peut intervenir, et l’artillerie, masquée par Stofflet ne peut pas tirer. C’est la confusion, puis la déroute. Charette et Lescure, complètement isolés, doivent lâcher la partie. Ils reculent en bon ordre, sans perdre ni un prisonnier ni un drapeau, pendant que les Angevins courent comme des lapins. Une fois de plus il est montré qu’une armée improvisée, manquant de liaisons et d’états-majors entraînés, n’a en principe aucune chance en face d’une formation de métier.
Les vaincus de Mayence arrivent
Les Républicains exploitent leur succès. Pornic, Bourgneuf, Vertou, Machecoul, Aizenay, la Chapelle-Palluau sont occupés. Le repli sur Legé est général. Le pain commence à y manquer, tout le train a été perdu. Les 20 000 hommes aguerris de l’armée de Mayence, que la levée du siège de la ville a rendu libres de rentrer en France sont arrivés en Vendée avec la mission de soumettre le pays par tous les moyens. Elle ravage, pille et brûle. Sous l’empire de la nécessité, la hiérarchie officielle est oubliée. On nomme des chefs de zones. Pour l’Anjou : Bonchamps, les Mauges : La Rochejaquelein, le haut-Poitou : Lescure, le Nantais et le Bas-Poitou : Charette.
Les Mayençais investissement Legé. Charette est surclassé et se retire vers l’est. Kléber fait payer à Legé son rôle de foyer de la contre-révolution. Il dispose d’un bataillon de quatre cents noirs antillais, esclaves fraîchement libérés, qui se signalent par leur « patriotisme » et leur férocité. Les Bleus poussent sur Montaigu, où ils sabrent femmes et enfants dans les rues. Le 18 septembre, la Grande Armée se porte sur Tiffauges, où s’est replié Charette. Le cri général est « Pas de prisonniers ! » Kléber, sur la gauche, enlève Torfou à Charette, qui lâche pied. Lescure, le « saint du Poitou » arrive à la rescousse avec 400 hommes décidés à mourir s’il le faut. Les femmes ont abandonné le train pour rameuter leurs hommes qui refluent et les ramener au feu. Elles ramassent les armes des tués et blessés pour combattre avec eux. D’Elbée et toute l’armée s’élance en avant. Cette fois ce sont les Bleus qui cèdent. Ils perdent leur artillerie, mais se retirent en ordre.
Les hommes de Charette se sont repris et font merveille. Ils courent derrière les haies et fusillent les colonnes en retraite. Les Mayençais ont un tiers de leur effectif hors de combat et reculent 45 kilomètres, en perdant leurs chariots et leur butin.
La débandade de ses paroisses en présence des Angevins a ulcéré le chevalier. Il est exaspéré que d’Elbée n’ait pas su profiter du désarroi des Bleus pour les envelopper par leur gauche. Les Vendéens ont perdu 600 hommes, les Républicains 2 000.
Charette anxieux de réhabiliter ses troupes après leur instant de faiblesse, pourchasse l’ennemi jusqu’à Saint-Fulgent, six lieues plus au sud, qu’il enlève de nuit. Las de tuer, il ramène 300 prisonniers à Montaigu, le lendemain, dans le but de prendre sa part des prises.
Les Vendéens privent Charette de butin
Charette découvre que les Angevins, et le contingent allemand et suisse, ont fait main basse sur la totalité du butin de guerre, s’élevant à 51 canons, 7 obusiers, 47 caissons 26 ambulances, mille chevaux et 32 chariots chargés du produit des pillages et d’une somme considérable d’assignats.
Malgré les accords de répartition signés, les unités de la grande armée refusent de céder quoique ce soit aux paroisses de Charette et vont jusqu’à insulter leurs officiers. Mieux encore, sur la route de Saint-Fulgent aux Herbiers, les Angevins pillent le convoi de pain qui leur était destiné. Les Bretons doivent se nourrir de navets bouillis et de raisin. Aux Herbiers, le comité local leur a préparé un ravitaillement. La Grande Armée, passée avant eux, a tout emporté. Charette ne voit là rien de fortuit. A Mortagne trois lieues plus loin, il apprend que les artilleurs de la Grande Armée se sont approprié linge, vêtements, chaussures qui avaient été réunis pour ses troupes. Il est stupéfait d’apprendre en outre que les chefs de la dite armée ne lui pardonnent pas d’avoir permis aux Mayençais d’échapper à la destruction. Il ne comprend pas. C’est avec leur accord qu’il avait poursuivi la fraction ennemie qui battait en retraite vers le sud. C’était donc à eux qu’il revenait de poursuivre les Mayençais vers l’ouest. Il s’explique, sans que les visages se dérident. Le ressentiment a des racines plus profondes : l’antipathie. Les généraux vendéens craignent pour leurs troupes le contact des « bandes de Charette » et font tout pour qu’elles s’en aillent. Paydrets, Maraichins et Bocains disent à leur chef qu’ils veulent rentrer dans leur pays. Il est de leur avis. Direction : Legé.
La réaction des Républicains est terrible. Elle arrive en provenance de l’est et est à charge du ci-devant comte de Canclaux. Il prend Châtillon, le quartier général, puis Bressuire. Les Blancs font un retour furieux et reprennent Bressuire. Leur victoire les grise, mais surtout le vin qu’ils trouvent dans les caves. Les cavaliers de Westermann tournent bride et font un massacre d’ivrognes. Ils s’emparent du trésor de la Grande Armée, de ses drapeaux, de ses réserves d’armes et cueillent 1 200 prisonniers.
Les chefs royalistes, affolés, appellent Charette à l’aide. Ils lui demandent de faire une diversion pendant qu’ils se retirent de Cholet vers Beaupréau. Après, ce sera le passage de la Loire, la fuite en avant, Granville, Dol, Le Mans et l’hécatombe à Savenay.
Charette entre dans le jeu et tente un coup sur l’île de Noirmoutiers. En marin, il estime qu’une ouverture sur la mer est vitale pour son parti. L’opération, supérieurement menée, est réussie. Le brave général Wuland, auquel il offre une capitulation honorable, se rend avec toute la garnison. Il organise l’île, y laisse 1 500 hommes avec du canon et part avec le reste. Pendant ce temps là, les Blancs perdent Cholet. Bretagne et Anjou se tournent le dos.
Dans la nuit, une musique de danse…
A Nantes, Carrier charge le général Haxo avec 6 000 hommes de traquer et de détruire Charette. Aidé de Dutruy, qui est monté des Sables, il prend Legé et Machecoul. Charette, qui ne dispose que de 1 500 hommes, échoue devant Machecoul et se réfugie dans l’île de Bouin, ainsi nommée parce qu’un large étier la sépare du continent. Les quatre ponts qui y donnent accès sont bloqués par Haxo ; « Charette est pris comme un rat, avec sa troupe, ses femmes, ses malades et ses blessés ». Dans la nuit qui tombe, il est stupéfait d’entendre au loin une musique de danse. Le lendemain, quand le brouillard s’est levé, l’attaque se déroule. Les Bleus, ayant tué ou pris plusieurs centaines de défenseurs, atteignent le bourg de Bouin. On va saisir l’insaisissable Charette ! Hélas, à Bouin il n’y a personne. L’église, refuge habituel des femmes et des enfants, est vide. Surprise, elles se sont entassées dans le clocher. On les fait prisonnières. Où est Charette ?
Il s’est échappé par les étiers avec 800 hommes, que les Maraichins sautent en se servant d’une ningue (perche). Il se dirige vers le pays de Retz. En route il enlève un convoi plein de vivres et de munitions et 100 chevaux. C’est alors que commence la légende du chevalier. Il devient un être irréel. Son seul nom fait trembler les recrues qui arrivent de la ville. On le croit désormais capable de tous les prodiges.
Sa troupe, terriblement réduite en nombre, est épuisée. Pourtant pas un seul de ses soldats ne le quitte. Pour lui le temps des batailles rangées, dont il n’a jamais été le chaud partisan, est passé. Il invente une tactique en rapport avec son infériorité en nombre et en instruction militaire et à la mesure de la valeur individuelle de ses hommes. Il invente ce que les Espagnols, quinze ans plus tard, nommeront guerilla.
Les colonnes de Haxo, Jordy et Dutruy le traquent. Elles tombent dans des embuscades, engagent des combats qui n’accrochent pas, s’énervent et s’éreintent contre un ennemi qui est partout et nulle part. Toutes les ruses lui sont bonnes, comme de distribuer des cocardes tricolores à ses éclaireurs. Il enlève par surprise le camp des Quatre-Chemins, tuant sans pitié les trois-quarts des Bleus qui l’occupent. Le butin est énorme. On prend ce qu’on peut emporter, on brûle le reste. Malgré tout, le nombre fait défaut à Charette et limite par trop l’efficacité de ses actions. Il apprend que les troupes du haut-Poitou sont dispersées et sans chef. Cathelineau, Lescure, Bonchamps sont morts. La Rochejaquelein et Stofflet sont en fuite outre-Loire. Les autres chefs n’ont pas d’envergure. Il y va et est élu chef suprême à l’unanimité. La décision est prise de reprendre Cholet et Mortagne. Sur ces entrefaites, réapparaissent La Rochejaquelein et Stofflet. Ils apportent de mauvaises nouvelles. La garnison de Cholet s’élève à 12 000 hommes, bien retranchés. C’en est assez pour que la troupe perde confiance. Un beau matin, le chevalier se retrouve seul avec sa bande. Une fois de plus il ne fera pas mentir sa devise : « Je ne cède jamais ! »
Revenu à Legé, il prépare un nouveau rassemblement pour reprendre Machecoul. Le 30 décembre 1793, il y a de nouveau 7 000 hommes sous ses ordres. Toutes les forces disponibles des Bleus avaient été dirigées sur Noirmoutiers. Machecoul tombe. Mais une division entière arrive et fonce. Les Blancs ne sont pas de taille et sont dispersés. Charette fuit vers son refuge de la forêt de Galas avec ses 500 fidèles inconditionnels. La nouvelle court dans les sous-bois : Noirmoutiers est redevenue républicaine dans un bain de sang et baptisée Ile Marat.
L’idée a fait son chemin à Paris qu’on ne viendra à bout de la Vendée qu’en supprimant la Vendée de la carte. Le 20 janvier 1794, 61 127 hommes répartis en deux divisions forment des « colonnes infernales » qui pendant trois semaines parcourent la Vendée militaire en tuant et brûlant tout sur leur passage. Une seconde promenade, cette fois avec 103 112 hommes a lieu du 26 au 31 janvier. Cent cinquante ans avant Oradoursur-Glane, aux Lucs-sur-Boulogne, 564 habitants dont 110 enfants de moins de 10 ans, sont rassemblés dans l’église à laquelle est mis le feu. Les colonnes ont tué 200 000 personnes. On écrirait un livre pour raconter brièvement les horreurs dont elles ont été victimes. Deux armées tiennent la Vendée dans une tenaille. Celle dite des côtes de la Rochelle et l’armée des Mayençais. Les nominations politiques ont mis à la tête de la première, qui a charge de Charette, de prétentieux incapables, plus soucieux de se pavaner empanachés comme des rois d’Afrique que de mettre la main à la pâte. Bonne occasion pour les Vendéens de reprendre le dessus.
Une étrange troupe
Quand les effectifs ont été réunis et bien repris en main, les chefs vendéens, pour une fois unis, adoptent une action conjointe. D’Elbée propose
de ne pas laisser de répit aux Mayençais de Canclaux, qui sont à Clisson ni à Beysser qui est quatre lieues plus au sud, à Montaigu. Bonchamps coupera la route de Nantes à Canclaux, tandis que Lescure et Charette attaqueront Beysser, tout en prenant les Mayençais à revers. Beysser, occupé à piller et à ripailler, est surpris et Montaigu enlevé. Il est rappelé à Paris, pour échouer a la prison de l’Abbaye. Charette est content de ses Bretons qui ont été magnifiques. Ils fêtent leur victoire dans le plus grand désordre, tandis que les sages Vendéens, bien rangés, chantent des cantiques à la gloire du Dieu des Armées.
Le moment est venu de se rabattre sur Clisson, pour donner le coup de grâce aux Mayençais, que Bonchamps presse de l’autre côté de la Sèvre. C’est alors qu’arrive l’information que la forte garnison des Sables arrive aux secours des siens et est à Saint-Fulgent, à une journée de marche. On va à sa rencontre. Trois jours de combats et d’escarmouches, pendant lesquels les Mayençais ont échappé au piège et font mouvement. Pour le moment l’horizon est clair et chacun rentre chez soi dans l’attente d’un nouvel appel au rassemblement.
Charette a pris la route d’ouest. Une étrange troupe disparaît dans la brume du soir. Derrière un piquet d’avant-garde, Charette avec son chapeau emplumé, son habit brodé, son jabot de dentelles. Il est suivi du groupe de ses amazones, pistolet à la ceinture et sabre pendant de la selle. Derrière cet état-major, vient la cavalerie d’élite entourant le drapeau fleurdelisé, puis les chasseurs au plumet qui fut blanc. Ensuite la cohue des paysans, armés de fusils et harnachés de gibernes pris aux Bleus. Enfin, la file des chariots où sont chargés les approvisionnements, les blessés et les malades. Pour clore la fantomatique caravane, les femmes, cottes troussées et crottées jusqu’aux genoux, certaines portant un bébé comme un sac de soldat.
Les prodiges de Charette
Les procédés par lesquels le chevalier pouvait déplacer, nourrir, subtiliser et cacher tout ce monde, restent un mystère. Il pouvait compter sur la complicité tacite des habitants, sans doute. Mais cela n’explique pas la stricte discipline que nécessitait la transmission et l’exécution des ordres de manœuvre. Quelle discipline pouvait-on enseigner à un rassemblement aussi hétéroclite ? Il faut croire qu’il obéissait, comme le gibier traqué, à une sorte d’instinct de conservation collectif, né de l’expérience quotidienne du même danger sous tous les aspects.
Ses espions ont indiqué à Turreau où Charette a cantonné pour reprendre son souffle. Le général dispose plusieurs colonnes pour investir le refuge de la bande. Il est si sûr de son affaire, qu’il a invité à l’hallali deux représentants du peuple, aussi empanachés que galonnés d’or. Les chouans sont cernés. On distingue à travers les bois le fameux panache blanc de Charette. La charge concentrique a lieu. Elle se referme sur le vide. « Les chefs, les drapeaux blancs, les voitures, les blessés, les femmes, les malades, les traînards, les chevaux, les bœufs, les tirailleurs, tout a disparu. » Le 5 mars 1794, un paysan arrive essoufflé :
– Monsieur, les Bleus ! Guérin avec ses 400 Bretons s’est joint aux 500 de Charette. Leur rage est si folle qu’ils culbutent les 5 000 soldats d’Aubertin, venant des Lucs, les mettent en déroute et les poursuivent, en les fusillant de derrière chaque haie. C’est seulement 10 kilomètres plus loin que Haxo pourra rassembler les débris de la colonne. Hoche lui-même a de la peine à comprendre :
– Il est aujourd’hui à la tête de 10 000, écrit-il, le lendemain il erre avec 20. Vous le croyez en face de vous, il est derrière vos colonnes… Le brigand a trouvé le secret de ces manœuvres que toute la sagacité de nos plus habiles généraux ne saurait déjouer.
Le gros succès, évidemment sans lendemain, que Charette remporte sur Haxo devant La Roche-sur-Yon, lui donne l’autorité suffisante pour convoquer au château de la Boulaye tous les chefs notoires en présence sur le terrain. Stofflet réunit ses 8 000 hommes à ceux de Charette, Marigny et Sapinaud, en tout ils sont 20 000. Ils forment un directoire et prêtent serment de fidélité. Deux jours plus tard, ordre d’attaquer. Seul, Sapinaud suit Charette. A droite, Stofflet, de nouveau jaloux, ne bouge pas. Marigny ne vient pas. Les Bleus sont sauvés. Marigny aggrave son cas en prenant le large. Il est rattrapé et arrêté. Sur les instances de Charette, il est condamné à mort pour parjure et fusillé.
Turreau veut tuer tout le monde
Le 9 avril, la Convention donne un mois à Turreau pour « en finir avec la Vendée ». Le général proteste. Il explique qu’il n’y aura aucun résultat définitif si on ne tue pas tout le monde, pour repeupler ensuite le pays avec de bons sans-culottes. Turreau est remplacé par Vimeux, en mai. Les Bleus, saoulés de sang, sont découragés. L’ennemi est toujours debout. Le territoire rebelle est évacué, sauf cinq camps retranchés. Stofflet en profite pour se réorganiser. Charette en fait autant. Il a 11 « divisions ». De Couëtus (SaintPhilbert), Guérin aîné (Retz), Eriau (Machecoul) Lecouvreur (Legé), du Lac (Vieillevigne), Pageot (le Marais), Savin (Palluau), Rezeau (Montaigu), Joly (Les Sables), Saint-Pal (Le Tablier).
Le chef chouan, Tinténiac, vient en visite, le 2 juin, du nord de la Bretagne. Il pense, comme Charette, que la présence d’un prince de la maison royale est nécessaire pour imposer l’unité. Après un échec sur Challans, il en revient à la tactique de la guérilla.
Le 27 juillet, Robespierre tombe et la Terreur prend fin. Le Représentant du Peuple, Garrau, fait une pointe en Vendée avec un orchestre et une forte escorte de cavalerie. Charette répond à cette manifestation, qu’il juge grotesque, en prenant avec 700 hommes le camp républicain de la Rouillère, le 6 septembre ; suit une autre attaque fantastique sur celui de Férigné et une troisième, réussie, sur le camp des Moutiers. Les Bleus convergent sur lui de partout. Il est blessé d’une balle à l’épaule. Il n’échappe à la pression ennemie qu’en se réfugiant dans les taillis du Val-de-Morieu, si épais que l’ennemi sillonne les parages sans l’apercevoir. Dénoncé, mais avisé par des enfants, il déménage discrètement et s’installe loin de chez lui, au cœur de la forêt de Gralas. Furieux de leur déconvenue, les Bleus ayant trouvé des femmes en prière dans la chapelle du monastère voisin, les tuent au sabre avec leurs enfants. Dans la forêt s’est créé un « village de partisans », comme on en connaîtra beaucoup bien plus tard. Les femmes écrasent les grains de blé avec des pelles de bois, de l’aube à la nuit.
Charette, remis de sa blessure, se sent l’âme d’un vengeur. Ceux qui sont restés auprès de lui sont aussi fanatiques que leur chef. C’est un commando de l’enfer qui tombe à l’improviste sur les convois ou les détachements républicains, et tuent tout avant de disparaître dans l’une ou l’autre de ses caches forestières de Gralas ou de Touvois, au nord de Legé. Le chevalier, à l’égal de ses soldats, n’a à lui qu’une « chemise pourrie et des poux ».
Quelques amazones sont encore autour de lui. L’une d’elles a brodé sur son écharpe « Combattre : souvent. Battu : parfois. Abattu : jamais ». Elle n’y parlait pas de succès, faute d’avoir trouvé pour l’exprimer un participe passé en « u ». Une certaine détente se produit à nouveau. Les troupes de la République, sous-alimentées, veulent sortir de ce pays de malheur et jouir de leurs rapines. Le pillage et la tuerie sans discrimination ont dissout le moral de la troupe. Certains soldats ont sur eux plus de 50 000 francs. Un prisonnier avait dans ses poches 36 anneaux d’or pris sur des femmes.
Charette a déplacé son Q.G. plus à l’écart dans le sud, à Belleville-sur-Vie. Sa cour se reconstitue. On entend de nouveau, le soir, le vèze ou le violon. Le bruit court avec persistance que le gouvernement veut la paix. Le 7 janvier 1795, il l’offre, sous menace d’un écrasement total, avec des conditions généreuses : pardon pour tout le monde, reconstruction des maisons brûlées, secours de toutes sortes. Il semble aux deux partis que la solution dépend du chevalier. « Comme Charette voudra, on voudra ». Les Blancs se livrent, à Nantes, à d’innocentes provocations. Le commandant de la place s’en plaint. C’est lui qu’on arrête. Charette réfléchit et recense. Le pays, ravagé, est sans ressources. Il ne lui reste que trente livres de poudre. De Belleville, il adresse au commissaire Ruelle, le plus ardent promoteur de l’amnistie, une lettre commençant par ces mots, énormes sous sa plume, de « Citoyen représentant ». Dans les rues de Rennes, on crie « Vive le roi ! Vive Charette ! » Les chouans bretons le considèrent moralement comme leur chef.
Le 12 février a lieu une entrevue capitale au Lion d’Or, près de Clisson. Sont présents : dix commissaires de la Convention accompagnés de 200 soldats, Charette et ses 300 cavaliers, en compagnie de ses chefs de divisions et de ses conseils civils et religieux. Les exigences royalistes, contenues dans 22 articles, laissent les Républicains pantois. Un message de Stofflet, qui n’a pas voulu venir, à la forme d’un ultimatum : il n’exige rien de moins que le retour préalable à la monarchie. Le baron de Cormatin, qui représente les chouans cis-ligériens est présent et se range d’avance à l’avis de Charette. Le soir, au château de la Jaunais, c’est la fraternisation. On festoie et on danse aux frais de la République.
La paix durera-t-elle ?
Finalement, le 16, presque toutes les demandes vendéennes sont acceptées, sauf deux qui font discussion, au sujet des prêtres réfractaires et des émigrés. A prendre ou à laisser. Charette s’incline. Cela ne lui ressemble pas, mais il ne peut divulguer une clause secrète : Louis XVII sera libéré du Temple le 14 juin et lui sera remis. Ses amis bas-Poitevins ne comprennent pas, ils s’insurgent. Malgré cela Charette signe la paix, le 17 février 1795, et envoie un courrier à Stofflet pour l’informer qu’il lui est accordé un délai de quinze jours pour venir signer l’accord. Par son courage à dominer ses sentiments et à défier les préjugés de son entourage, Charette a prouvé qu’il n’était pas seulement un soldat, mais aussi un homme d’état. Tout le monde, aussi bien les Vendéens à bout de forces, que les Républicains rongés par l’angoisse, éprouve le besoin d’une détente. Il faut se démontrer à soi-même que le cauchemar est terminé. Charette et son état-major sont invités à venir parader à Nantes avec un détachement de troupes, au son de salves d’artillerie. Le peuple crie « Vive Charette ! » sur son passage. C’est la consécration du grand chef. Pourtant il est préoccupé. Il pense que « pareille paix blesse trop l’orgueil de la République pour qu’on la respecte longtemps ». Cela ne l’empêche pas de faire remettre à la Convention deux drapeaux blancs sur lesquels est écrit « Vive Louis XVII », qui sont reçus à Paris au cri de « Vive la République ! Vive Charette ! » La restauration monarchique est dans l’air. Mais elle n’aura pas lieu, les 387 régicides ont le dernier mot.
Stofflet continue seul les hostilités, mais finit par se soumettre lui aussi aux conditions de la Jaunais. Mais les arrières pensées restent actives dans les deux camps. A Frotté, le chef de la chouannerie du bocage normand, qui est venu se concerter avec lui, le Breton déclare qu’il ne reprendra la lutte que si un prince du sang est à ses côtés et s’il reçoit par mer des armes et des munitions. Sur ces entrefaites, en mai, arrive une lettre du futur Louis XVIII, qui salue en lui « le second fondateur de la monarchie » et annonce son arrivée prochaine. Mais la lettre a trois mois et le prince n’est pas là. Charette répond que le débarquement devra avoir lieu sur la côte vendéenne. Ce sera Quiberon !
Coup sur coup, la nouvelle de l’arrestation de plusieurs chefs chouans en Bretagne, et celle de la mort du petit roi Louis XVII parviennent à Charette, qui ne peut retenir ses larmes. De nouveau l’atmosphère se tend. En juin, les paysans de la côte vendéenne sont mystérieusement appelés à un rassemblement. Ils sont 4 000. De leur côté, les Bleus mis en défiance exigent de Charette la remise des armes de ses troupes. C’est la rupture. Le chevalier est délié de ses engagements. Il dénonce l’accord de la Jaunais et révèle la teneur des clauses secrètes : la promesse de la restauration de la monarchie avant six mois. Il proclame la reprise de la guerre. Le lendemain, il attaque le camp des Essarts, à quatre lieues de son quartier-général, et revient avec 300 prisonniers. Le « pays de Charette » est de nouveau insurgé. Les autorités le délimitent, au nord par la Loire, à l’est par la Sèvre nantaise, au sud par la route des Sables à Luçon. Louis XVIII envoie à Charette le grand cordon rouge de l’ordre de Saint-Louis et le nomme lieutenant-général commandant en chef.
A la nouvelle des massacres d’Auray, Charette fait exécuter ses 300 prisonniers. Le 10 août, les Anglais réussissent un débarquement d’armes. Charette ne veut pas de cadeau de leur part. Il paie avec 80 charretées de froment. Il profite de l’occasion pour confirmer qu’aucune action ne peut être menée à bien sans la présence du comte d’Artois. Les Anglais font une grosse expédition, accompagnés du prince, sur l’île de Noirmoutier. Charette est furieux du manque de coordination. Il est séparé de l’île par les positions des Bleus à Challans, Machecoul, Beauvoir et Bouin. Il avait indiqué la pointe d’Aiguillon, au sud, sur le Marais Poitevin.
Son lieutenant, le paydret Guérin, est tué. Il erre, avec 500 hommes, de forêt en forêt, sous la menace des 23 000 hommes de Hoche. Les Anglais commettent une nouvelle faute. Ils débarquent à l’île d’Yeu, avec laquelle il ne peut communiquer. Enfin, on se met d’accord sur le lieu et la date. Le 12 octobre, Charette est au rendez-vous avec 15 000 hommes. Le jour de gloire est arrivé. Hoche est joué. C’est un messager qui débarque pour annoncer que le prince ne viendra pas :
– Monsieur, explique-t-il, ne peut pas aller chouanner. Charette lui répond :
– Vous avez apporté mon arrêt de mort… En manquant à leur parole, ceux qui vous envoient m’ôtent tout moyen de les servir… Je n’ai plus qu’à fuir ou à chercher une mort glorieuse… Mon choix est fait. Je périrai les armes à la main.
Hoche profite de l’aubaine. Ses espions, sa propagande sont aussi actifs que ses opérations militaires. A la fin de 1795, nombreuses sont les paroisses ravagées, manquant d’hommes, qui ont déposé les armes.
Stofflet veut la tête de Charette
Alors commence le duel mémorable entre Hoche et l’Irréductible. Une des raisons de l’obstination de Charette, outre sa fierté et sa fidélité à son idéal, est l’espérance cachée que ses vœux finiront par se réaliser. Du fond des bois, il n’a d’yeux que pour la côte. Au milieu de l’automne, Charette apprend que la flotte anglaise et le prince vont quitter l’île d’Yeu. Les émissaires qui lui apportent la nouvelle, lui font part d’un plan farfelu, ne tenant aucun compte des réalités.
Le 25 novembre, il rencontre les chefs qu’ont ébranlés les arguments employés par les Bleus et sont d’avis de mettre fin à ce qui est devenu une folle entreprise. Pour Charette, la lutte doit continuer : c’est une question d’honneur. Tout plutôt que de s’avouer vaincu. Une dernière et humiliante déconvenue lui était réservée. En partant, le comte d’Artois, dans le souci illusoire de rester maître du jeu, accorde à Frotté, le Puisaye et Stofflet, les mêmes pouvoirs qu’à lui-même, qui est ramené au niveau de commandant local. Le prince semble avoir tenu compte de la rancune tenace de Stofflet qui disait, a-t-on répété :
– Que la tête de Charette tombe et tout ira bien. Charette est bien seul. On signale des déserteurs et des mouchards dans les rangs royalistes. Le héros prestigieux est devenu un loup traqué. Parmi les siens, les suspects d’intentions déloyales sont abattus, à coups de sabre, pour épargner la poudre et ne pas faire de bruit.
Le clergé choisit la république
Aidées par le clergé, les colonnes bleues désarment village après village. Il ne reste auprès du chevalier que cinq femmes et deux serviteurs. De Couëtus, avec l’autorisation sinon l’approbation du chef, rencontre le général Gratien. Arrêté peu après, il est exécuté en vertu d’un ordre ancien qu’on a simplement oublié d’abroger. La foi en la participation en est ébranlée parmi les paysans, dont certains retournent aux armes.
Le 2 janvier 1796, Charette et sa vieille garde se sont glissés entre Vieillevigne et Montaigu, dans les marches de Bretagne. Il est rejoint par une belle amazone Mme de Pontbellanger, veuve d’un général royaliste. Un soir, à la Bruffière, les Bleus encerclent le bourg. La dame était la maîtresse de Hoche et son informatrice. La colonne de Charette se fraie à temps un passage, sur le fil du rasoir. La République, plus tard, rendra ses biens séquestrés à l’espionne. Hoche ne décolère pas :
– Nos cavaliers d’escorte sont fusillés à nos côtés sans que nous puissions savoir d’où part le coup.
Stofflet a repris le combat. Il a obéi à un ordre du comte d’Artois. Hoche veut neutraliser Charette, il lui offre le choix entre un passage en Angleterre ou en Suisse. Après les perfidies dont il a été témoin, le chevalier refuse : « Loin de craindre vos menaces, j’irai vous attaquer dans votre camp ! » Il avait vu juste. Hoche avait donné l’ordre de l’arrêter dès qu’il se présenterait pour partir en exil.
Le 21 février, Charette attaque les hussards d’avant-garde de Travot. Tout le monde charge, y compris les femmes. Mais 400 grenadiers du gros arrivent. Il faut se dérober. Les meilleurs compagnons de la bande sont tombés. Dans les jours qui suivent, d’autres la quittent pour aller faire leur soumission. L’abbé Guerdon, qui avait transmis les propositions de Hoche, s’excuse auprès de lui de son échec et collabore de tout son pouvoir à la poursuite. Charette, ayant les preuves de sa trahison, le fait enlever. Ses hommes l’égorgent. Charette se cache, de forêt en forêt ; Gralas, au sud de Montaigu, Grand-lande et Touvois, en Legé. Hoche a recours, pour le surprendre aux moyens de police les plus tordus. Il déguise des pelotons de ses soldats en paysans royalistes. Stofflet est victime de ces peu reluisantes ruses de guerre. Il est pris et fusillé. L’abbé Bernier, qui lui aussi joue double jeu depuis longtemps file en Suisse, en emportant la caisse de l’armée royale d’Anjou.
Charette trahi
En mars 1796, une trahison livre à Travot le train de combat de Charette. Il ne lui reste que 50 hommes, quelques femmes et leurs enfants. Il est poursuivi jour et nuit. Charette a pitié de la détresse des uns et des autres. Il leur propose de faire leur soumission. Lui restera seul pour mourir les armes à la main. Tous le suivent.
Le 23 mars, quatre colonnes convergent vers sa retraite. Charette échappe à celle du général Valentin, pour tomber sur celle de Travot qui lui barre le refuge du bois de la Chabotière. Fusillade. La plupart de ses derniers fidèles tombent. Le chef perd deux doigts dans un duel au sabre. Il tombe en voulant franchir un fossé. Deux de ses compagnons veulent l’emporter. Ils tombent à leur tour. Un autre tente alors de le dissimuler sous des cosses de frêne. Travot le découvre grâce aux traces de sang et l’identifie, malgré son masque de sang et de boue. La République entre en délire. La nouvelle est annoncée sur la scène
de tous les théâtres de Paris.
On soigne le blessé à Angers. A peu près remis, il est invité, à dîner, le 26 mars, par les officiers de la garnison, dévorés par la curiosité de voir le phénomène. Il les séduit. On parle de l’envoyer à Paris, où il aurait des chances de s’en sortir, comme cela vient d’être le cas pour Cormatin. Mais les haines locales sont plus fortes. Les Bleus de Nantes, marqués dans leur chair par les armes de Charette, le réclament. On l’y envoie. Au moment de franchir la porte de sa nouvelle prison, il dévisage la brute qui le bouscule, le général Duthil :
– Monsieur, si je vous avais tenu en mon pouvoir, je vous aurais fusillé sur le champ ! Il reste courtois avec les autres :
– Monsieur, dit-il au capitaine de garde, quels hommes que vos chasseurs ! Ils m’ont une fois poursuivi sans que je puisse les perdre de vue pendant 24 heures ! C’est égal, sans mes blessures, je les aurais mis sur les dents et vous ne m’auriez pas pris.
Le passage devant le tribunal est une simple formalité. Sa mission est de prononcer une condamnation de pure forme et de fusiller l’inculpé immédiatement. Le condamné demande cependant que, pour sa satisfaction, il soit allé chercher, chez le curé de Mormaison, la preuve écrite qu’au moment de son arrestation, il était en pourparlers avec le gouvernement. Refusé. Il marche bien droit au lieu de son exécution.
Un prêtre réfractaire lui donne l’absolution d’un balcon. Place des Agriculteurs, 500 hommes forment un formidable carré. Généraux et Représentants sont là. Le dernier mot du condamné est pour témoigner de la vaillance d’un général républicain, qui est en prison pour lâcheté.
Il meurt debout, sans liens, les yeux ouverts. Le concordat de 1802 rend la paix religieuse. La Restauration de 1814 rend le roi. La Vendée a perdu entre 350 000 et 400 000 habitants.
M. de Charette a-t-il été vaincu ? Sans doute. Mais il est permis de se demander quels auraient pu être les effets de son action sur l’histoire, s’il n’avait pas attiré la trahison sur lui, à chaque heure décisive, comme un paratonnerre la foudre. Car s’il fut le chef « chouan » le plus aimé, le plus fanatiquement suivi, il fut peut-être pour la même raison le plus trahi, aussi bien par ceux auxquels il portait ombrage que par ceux dont l’orgueil ne supportait pas sa supériorité. Il laissera le souvenir d’un des très rares hommes qui ne se réalisent, ne se sentent vivre pleinement que dans le dépassement de soi reçu comme règle de vie. Beaucoup d’hommes sont capables de s’exprimer dans une spécialité mieux que dans les autres. Charette était capable de s’exprimer sur tous les plans de l’humain et mieux que les autres.
Il fut ce que l’on appelle un surhomme.
Balbino Katz
Article rédigé initialement dans l’ancienne revue «aventures de l’histoire».
Pour en savoir plus : Petite histoire des guerres des guerres de Vendée, d’Henri Servien, illustré par René Follet, avec une préface de Michel de Saint-Pierre, éditions de Chiré, album relié, 190 pages grand format, BP 1, 86190 Chiré en Montreuil. Nous remercions les éditions de Chiré de nous avoir autorisés à reproduire des dessins extraits de ce bel album.
Et aussi : Le Génocide franco-français : la Vendée-Vengé, de Reynald Secher 338 p, PUF, ISBN 2130452604 La Guerre de Vendée, de R. Secher, 111 p.,Tallandier, ISBN 2235018173.
Photo : DR
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2 réponses à “Histoire. Charette, un Breton trahi par les siens [dossier]”
Lecture intéressante merci.
Par contre je ne vois pas de trahison d’un breton par les siens, je vois des bretons farouches combattants dont un chef charismatique et talentueux, un monde rural catholique royaliste en lutte contre le monde citadin bourgeois libéral athée qui a enfanté de la révolution, un roy frileux à s’engager sur le terrain dans la contre-révolution (ce qui se comprend très bien vu la propension des têtes couronnées à finir dans un panier à cette époque), un curé qui s’enfuit avec la caisse (un homme de grande spiritualité mdr) en Suisse, des jalousies et des intrigues, etc…
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cet épisode majeur de l’Histoire de France mais deux remarques en particulier :
– Les anglais qui soutiennent à la fois la contre-révolution et la révolution d’essence bourgeoise libérale avide de gains et d’innovations techniques (qui a eu lieu chez eux un siècle plus tôt mais avec pour résultat cette curieuse monarchie de façade associé au monde bourgeois libéral parlementariste), ainsi ils jettent de l’huile sur le feu de la guerre civile et espère que cela va affaiblir la France… Mais la perfide Albion se prend de belles raclées quelques années plus tard avec l’Empereur…
– Sans les excès de l’ultralibéralisme naissant (cf la loi Le Chapelier, les spéculations sur les denrées alimentaires menant à la famine dans les campagnes à la fin du 18ème, etc) associé au centralisme étatique et sans les levées en masse, il n’y aurait pas eu tous ces massacres.
Pas d’accord sur les « excès de l’ultralibéralisme naissant », affirmation purement idéologique. La loi Le Chapelier, votée deux ans plus tôt mais sans effet pratique dans les campagnes, n’a pas eu le moindre effet dans le déclenchement de l’insurrection paysanne, et la Vendée n’avait pas connu d’épisode de famine depuis longtemps.
En revanche, la levée en masse a été au minimum l’étincelle qui a déclenché l’incendie : on ne demande pas impunément à des paysans qui n’ont jamais été soumis à la conscription d’aller faire la guerre à 700 km de là : le temps de rejoindre son affectation à pied, de se battre et de revenir toujours à pied, la récolte d’une année est perdue, et probablement les semailles de la suivante. Là, pour le coup, on peut compter sur la famine !
Mais la première cause des massacres est sans nul doute idéologique : le fanatisme révolutionnaire ne pouvait admettre les déviances. Les Vendéens ont été considérés non comme des rebelles à pacifier mais comme des créatures indignes du genre humain à éliminer.
(Au passage, les « belles raclées » infligées aux Anglais par Napoléon, on sait comment elles se sont terminées !)