La gauche et le peuple : un divorce consommé ?

« La gauche et le peuple » : c’est sous ce titre que les Editions Flammarion viennent de publier un échange de lettres entre l’historien Jacques Julliard et le philosophe Jean-Claude Michéa. Le premier a publié en 2012 un ouvrage intitulé « Les gauches françaises » ; quant au second, il est l’auteur d’un ouvrage qui est consacré aux « Mystères de la gauche » (2013).

L’intérêt de ce livre d’échanges réside dans la confrontation de deux points de vue de « gauche » très différents et souvent opposés : celui du social-libéral Julliard qui revendique le drapeau de la gauche et celui du socialiste libertaire Michéa qui dénonce la dérive libérale de la gauche.

Mais où est donc passé le peuple ?

Le titre de ce livre renvoie au phénomène sociologique et politique majeur des vingt dernières années : le divorce entre le peuple (au sens de couches sociales défavorisées) et les gauches après deux siècles d’une alliance qui semblait éternelle. L’effondrement du bloc soviétique et la dissipation des illusions qu’il nourrissait, les échecs successifs de la gauche et la trahison de 1983 qui a été le point de départ de la dérégulation libérale ont contribué à l’éloignement progressif des classes défavorisées, lesquelles ont, de plus, déserté physiquement les métropoles et leurs banlieues pour aller  s’installer dans la périphérie (voir les deux livres de Christophe Guilluy à ce sujet). Un processus de séparation physique et politique est en cours depuis plus de vingt ans. Le retour progressif d’une gauche ayant perdu tous ses repères et toutes ses certitudes vers le bercail libéral dont elle est très largement issue (l’idéologie de la gauche a pour fondements la philosophie des Lumières qui est libérale et l’idéologie de la Révolution française qui est elle aussi très imprégnée de libéralisme, du fait de l’influence que les philosophes des Lumières et les philosophes libéraux anglais ont eu sur les intellectuels révolutionnaires) a eu pour effet un abstentionnisme de plus en plus important au sein des contingents d’électeurs des partis de gauche lesquels tendent à voter pour le Front national qui recueille désormais le plus grand nombre de voix d’ouvriers.

Face à cette situation désastreuse pour les partis de « gauche », les deux auteurs veulent croire à une possible inversion de la tendance mais ils ne sont, à vrai dire, pas vraiment convaincants. Contrairement à ce qu’espère Jacques Julliard, les sociaux-libéraux continueront très probablement de se rapprocher des libéraux de droite – c’est la ligne Valls-Macron). Quant à la gauche de la gauche, obsédée par la préférence étrangère et taraudée par la haine de soi, elle a perdu définitivement le contact avec les ouvriers et les employés autochtones (à l’exception d’une partie des employés de la fonction publique). L’avenir de la gauche sera libéral et celui du socialisme sera groupusculaire, ce qui ne signifie pas que de nouveaux courants philosophico-politiques opposés au libéralisme philosophique, politique et économique ne puissent émerger mais que de tels mouvements reposeront sur des présupposés qui ne seront pas ceux de la famille politique qui s’auto-désignait comme « socialiste » (ainsi, le philosophe Denis Collin a dessiné les contours d’une philosophie politique républicaniste néo-machiavélienne sur laquelle un mouvement solidariste et patriotique pourrait s’appuyer). Jean-Claude Michéa, qui a eu l’immense mérite de dévoiler les relations consanguines qui existent entre le libéralisme philosophique-politique-sociétal d’une part et le libéralisme économique d’autre part, reste fidèle à l’appellation ‘’socialiste’’ et aux idées essentielles de ce qui fut le socialisme libertaire (proudhonien). Concernant l’évolution politique en France, Jean-Claude Michéa fait preuve de lucidité et écrit : « Dans ces conditions, le parti qui saura traduire dans leur cohérence réelle -fût-ce sous une forme mystificatrice- toutes les dimensions de l’exaspération actuelle des classes populaires aura forcément un boulevard devant lui. Or, de ce point de vue, il faut bien admettre que le Front national a pris plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents de droite et de gauche ».

Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa. Un dialogue courtois et sans concession

Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa. Un dialogue courtois et sans concession. Photo :DR

Les effets délétères du libéralisme

Jacques Julliard refuse de faire porter le chapeau de tous les maux de notre société au libéralisme et les attribue à la démocratie, ce qui n’est pas très convaincant ! En quoi la démocratie, qui est une procédure permettant de prendre des décisions collectives, peut-elle être à l’origine de la dérive individualiste (égoïste et narcissique) de la civilisation occidentale ? L’anthropologie individualiste du libéralisme (dès ses origines, Adam Smith faisait l’apologie de l’égoïsme) en est la source évidente comme le fait remarquer Michéa. S’il est permis de penser que les pères fondateurs du libéralisme n’ont pas imaginé ni souhaité les conséquences de leurs théories (le libéralisme est pluriel mais son anthropologie individualiste est commune à toutes ses chapelles), il n’en reste pas moins que  ces conséquences sont réelles et que nous les subissons aujourd’hui. Il ne sert à rien de dire que les pères fondateurs n’ont pas voulu cela parce que ce qui compte vraiment c’est ce qui est et ce qui est c’est la pulvérisation « atomique » de nos sociétés, la disparition de toutes les valeurs qui fondaient le lien social, la marchandisation totale de notre planète (Hayek disait : « Dans une véritable société libérale, chacun est entièrement libre de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui lui passe par la tête ») et la disparition progressive de toute forme de communauté y compris la communauté nationale.

En fait, l’idéologie libérale a pu faire illusion pendant deux siècles parce qu’elle prospérait sur les restes de la civilisation qui avait précédé l’ère libérale lesquels tempéraient ses effets nocifs, mais cette période est révolue comme Jean-Claude Michéa le fait remarquer très justement à Jacques Julliard : « Si, pendant près de deux siècles, un tel fait est demeuré relativement inaperçu (sauf, bien entendu, par la critique socialiste) et si, par conséquent, la logique libérale a pu aussi tranquillement délivrer, dans un premier temps, tous les effets d’émancipation dont elle était objectivement porteuse (du moins si on compare ces effets aux structures inégalitaires, patriarcales et oppressives de l’Ancien Régime), c’est donc essentiellement parce que son développement historique concret s’est longtemps opéré à l’intérieur d’un cadre moral et culturel structurellement limité (c’est, au fond, ce que vous appelez, dans votre lettre, l’époque du « libéralisme restreint »)…..Ce qui signifie tout simplement que ces libéraux « historiques » continuaient, dans leurs écrits et leurs décisions, de prendre appui, sans même s’en rendre compte, sur tout un tissu de valeur morales, philosophiques, voire religieuses, qui leur semblait aller de soi, mais qu’il aurait été pourtant impossible de déduire sans contradiction de leurs axiomes initiaux (songeons par exemple, au patriotisme revendiqué par Benjamin Constant…) ».

Le pouvoir est-il le mal absolu ?

Jacques Julliard, résigné – il a découvert que l’homme avait une nature, ce qui l’honore parce que les gens de gauche se refusent encore très largement à admettre ce que tous les éthologues savent depuis longtemps à savoir que l’homme, s’il a besoin de cette prothèse qu’est la culture, n’en possède pas moins pour autant un répertoire de comportements et de ressorts psychologiques innés, quoique souvent rudimentaires et non-orientés -, fait très justement remarquer à son correspondant que le goût pour le pouvoir est « au cœur de l’homme » ce qui l’amène à penser l’impossibilité d’une société exempte de domination.

Il est probable que l’appétit universel de pouvoir qui anime beaucoup d’humains (mais pas tous) soit, non pas une conséquence des rapports entre mère et enfant comme le suggère Michéa dans un moment d’égarement psychanalytique, mais une conséquence de notre lointain héritage biologique. Nous avons évolué au sein de petits groupes isolés dans un monde naturel dangereux (prédateurs, parasites, concurrents, environnement contraignant ou pauvre..), ce qui nous a contraints à confier aux plus malins et aux plus courageux d’entre nous la prise en charge des affaires collectives (dans un environnement périlleux, il faut qu’il n’y ait qu’une seule source de commandement ; tous les marins et tous les soldats savent cela). Les sociétés de nos plus proches cousins (chimpanzés…) sont dirigées de manière assez autoritaire par des individus dominants (Frans De Waal, dans son ouvrage intitulé La politique du chimpanzé, a montré l’importance des activités visant à la conquête des rôles dominants). Quant aux humains, ce qui a été observé chez les derniers chasseurs-cueilleurs c’est l’existence d’une domination qui est généralement bienveillante et moins énergique que chez nos sympathiques cousins, sur fond de partage assez égalitaire.

Roland Mousnier a montré que depuis la révolution néolithique les humains ont vécu pour l’essentiel dans des sociétés dominées par des monarques de tous poils. Les républiques et les démocraties ont été rares (elles le sont encore ; beaucoup de prétendues démocraties n’ont rien de démocratiques ou sont des oligarchies à façade démocratique) et c’est un des grands mérites des civilisations grecque et romaine antiques d’avoir imaginé et théorisé la république (le régime populaire d’Aristote et la res publica chère à Cicéron qui inspirèrent Marsile de Padoue, Machiavel, Harrington et beaucoup d’autres).

Cicéron avait bien identifié la tendance à la domination et il a clairement exprimé que cette tendance devait être battue en brèche par nos institutions. Pour lui, comme pour tous ceux qui penseront le républicanisme à sa suite, la république repose essentiellement sur l’idée de liberté comme non-domination (« Les Romains ne veulent pas de bons maîtres, ils ne veulent pas de maîtres du tout ») et les institutions doivent avoir pour but de permettre d’atteindre cet objectif (le républicanisme ne se limite pas à cette conception de la liberté ; la recherche d’un Bien Commun, la vertu civique, le patriotisme et la « souveraineté » du peuple font aussi partie des valeurs qui lui sont liées).

Le pouvoir politique n’est pas nécessairement le mal absolu même s’il est vrai qu’il peut facilement devenir tyrannique ; mais il peut être aussi le moyen le plus efficace pour nous préserver de la domination s’il se conforme à la pensée républicaniste. Jacques Julliard a donc raison de penser que l’existence d’un pouvoir politique est inévitable mais il a tort de penser que ce pouvoir exerce nécessairement une forme de domination parce que, dans une république authentique, ce qui est accepté par les citoyens ne relève pas de la domination. Quant à la possibilité de construire une société exempte de tout pouvoir comme semble l’imaginer Jean-Claude Michéa, il est permis de penser que c’est un doux rêve.

Patriotisme et nationalisme

Conformément à la doxa de gauche (et au libéralisme), Jacques Julliard associe patriotisme et nationalisme dans une même réprobation universaliste et progressiste (il condamne bien sûr le « repli » nationaliste), ce que ne fait pas Jean-Claude Michéa qui écrit : « Vous admettrez néanmoins que certaines des difficultés que nous rencontrons tiennent d’abord au fait que la gauche moderne est devenue absolument incapable de penser la différence entre le « patriotisme – terme qui désignait l’attachement légitime que la majorité des individus éprouvent pour leurs différentes communautés d’appartenance – et le « nationalisme » », terme qui ne devrait s’appliquer, en toute rigueur, qu’à cette forme d’unification artificielle d’un peuple fondée sur la haine de l’étranger. Il s’agit d’ailleurs là d’une incapacité assez ancienne puisqu’Orwell déplorait déjà le fait qu’un intellectuel de gauche préférait toujours être pris à piller le tronc d’une église que surpris en train d’écouter l’hymne national !’’

La Commune de Paris. Quand le peuple conjugait socialisme et patriotisme. Contre la bourgeoisie versaillaise

La Commune de Paris. Quand le peuple conjugait socialisme et patriotisme. Contre la bourgeoisie versaillaise

Egoïsme et altruisme

 Contrairement à ce que croient le plus souvent les socialistes et les gens de gauche, l’égoïsme ne résulte pas essentiellement d’une éducation déficiente et l’altruisme n’est pas le résultat d’une éducation ad hoc même si ces deux tendances comportementales peuvent être renforcées par celle-ci. En fait, nous sommes à la fois égoïstes et altruistes (ces tendances peuvent être plus ou moins marquées d’un individu à l’autre) ; Edward Wilson a écrit dans son dernier ouvrage qu’« Il y a inévitablement une guerre permanente entre, d’un côté, l’honneur, la vertu et le devoir, produits de la sélection de groupe, et, de l’autre, l’égoïsme, la lâcheté et l’hypocrisie, produits de la sélection individuelle….En résumé, la condition humaine est un état de turbulence endémique provoqué par les processus de notre évolution. Dans notre nature, le pire coexiste avec le meilleur et il en sera toujours ainsi. Si on la nettoyait -encore faudrait-il pouvoir le faire- nous en sortirions moins humains ».

 Si l’altruisme est prédominant, nous le devons à la sélection de groupe c’est-à-dire à l’importance considérable qu’a eu la cohésion des groupes de chasseurs-cueilleurs au cours des centaines de milliers d’années au cours desquels ils ont du faire face à une multitude de périls (y compris les périls liés aux concurrents humains) ; l’égoïsme est un facteur de désordre, de conflits et donc de désagrégation des sociétés comme nous pouvons le constater de nos jours. Michéa a donc raison d’insister sur l’importance essentielle de l’altruisme et de dénoncer la nocivité de l’individualisme (égoïste) promu par les libéraux, mais il veut ignorer qu’il y a au fond de nous le démon de l’égoïsme qui est toujours prêt à se manifester et qu’il faut donc contenir même si ce démon permet à certains d’exprimer des talents nécessaires à l’ensemble de la société tels que ceux des entrepreneurs.

Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir perçu que l’envers de l’altruisme est le communautarisme et qu’il n’y a pas d’altruisme sans communauté et donc sans patrie (la patrie c’est la communauté d’appartenance plus un territoire).

Il serait possible d’écrire très longuement sur ce livre dense qui nous invite à réfléchir sur un grand nombre de sujets essentiels et qui nous permet de comprendre les difficultés intellectuelles auxquelles sont confrontés les penseurs socialistes et de gauche. Tous les passionnés de philosophie politique, quelque soient leurs préférences, prendrons du plaisir à le lire.

B. Guillard

Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa – La gauche et le peuple – Editions Flammarion

Crédit photo : DR
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