La première leçon qui doit être tirée de l’affaire Bnp-Paribas, c’est qu’un État peut parfaitement s’attaquer à la finance et que le dernier mot peut lui appartenir en réaffirmant le primat de la souveraineté politique. Face à une telle détermination, le capital, accompagné de ses cabinets d’avocats et depuis longtemps entraîné aux fraudes, combinaisons, malversations, dissimulations et abus de droits, ne pourra que s’incliner. L’opinion publique se saisissant de ces questions peut y contribuer.
« Même pas mal ! », auraient pu dire les dirigeants de Bnp-Paribas après l’accord négocié avec la justice américaine les condamnant à verser près de 9 milliards de dollars d’amende pour infraction à la réglementation bancaire édictée par les autorités américaines. En effet, l’équivalent d’une année de profits ou 10 % de ses fonds propres n’allaient pas mettre la banque à genoux, même si cette amende ne sera pas déductible des impôts. D’ailleurs le cours de l’action ne s’est pas effondré. Tout ceci a surtout permis d’éviter un procès dont personne ne voulait. Car comme on le sait aux États-Unis la transaction et le marchandage sont toujours préférés au droit et à la recherche de la vérité. Tout doit concourir à un bon arrangement dont les conditions sont discrètement négociées par une nuée d’avocats.
Les peines « annexes » sur lesquelles on s’est moins focalisé sont peut être plus redoutables. Car les Américains ne plaisantent pas. Derrière l’institution, ce sont des hommes qui commettent des délits. Des têtes ont donc été exigées. Et elles sont tombées. En tout, une trentaine de hauts cadres licenciés en quelques mois. Pour pouvoir conserver sa licence, la banque a dû accepter de suspendre pour un an, à partir du 1er janvier 2015, ses opérations de compensations en dollars sur les marchés du pétrole et du gaz – là où elle avait péché. L’obligation lui a été faite de créer un département, basé à New York, chargé de s’assurer qu’elle respecte les lois américaines. Des centaines de personnes ont été recrutées pour cette mission. En outre tous les flux en dollars de la banque seront à terme contrôlés par sa succursale de New York. De fait les États-Unis se sont assurés du contrôle d’une large part des activités de Bnp-Paribas tout en l’obligeant à exprimer ses regrets.
En réalité le vrai délit reproché à la banque franco-belge est de ne s’être pas alignée sur la diplomatie américaine d’embargo vis-à-vis de certains pays – Cuba, Soudan, Iran notamment – et d’avoir continué à commercer pétrole et gaz à partir de sa filiale genevoise. Mais plutôt que de plaider le fond – qui aurait pu susciter une levée de boucliers souverainistes – l’attaque s’est portée sur la procédure. Les transactions ont été libellées en dollars et compensées aux États-Unis et sont donc fautives d’avoir enfreint la législation américaine.
De plus, ces transactions, dont l’estimation s’élèverait à plus de 30 milliards de dollars, ont été rendues opaques par d’énormes efforts pour brouiller les pistes et les dissimuler, y compris à l’aide de faux documents commerciaux. Pire, elles ont continué malgré les mises en garde, dès 2006, des autorités américaines de contrôle. Il s’agit donc d’une organisation délibérée, consciente et continue de violation de règles et non d’une simple inadvertance. Pris la main dans le pot de confiture, l’échappatoire était difficile et l’addition ne pouvait être que salée. Car l’argument est implacable : toute transaction effectuée en dollars doit être compensée sur le sol américain, c’est-à-dire passer par une chambre de compensation qui en valide la régularité.
À part de rares exceptions – notamment celles de Dominique de Villepin et de Michel Rocard – les réactions des responsables politiques furent gênées et empreintes d’allégeance qui ne les aura pas grandis. Surtout ne pas parler du fond – du rôle du dollar et de la souveraineté nationale – ou de la leçon – le politique peut contraindre la finance – mais marchander et plaider l’indulgence ou le risque systémique afin d’atténuer la peine pour la rendre « raisonnable », tel fut le magma partagé des commentateurs et faiseurs d’opinion. Seul positionnement possible pour tous ceux rassemblés à l’unisson autour du respect de la finance et de l’allégeance aux États-Unis.
Bien peu auront remarqué que la donne avait changé aux États-Unis depuis la crise de 2008. Les sanctions pleuvent en cascade sur les banques et institutions financières. L’administration est sans pitié et les pénalités se négocient. Premières cibles, les établissements financiers ayant joué un rôle central dans l’affaire des subprimes. Ils ont déjà dû débourser plus de 100 milliards de dollars de pénalités ou de dédommagements à leurs victimes. Il leur est reproché d’avoir émis ou commercialisé les produits financiers (des dettes douteuses, mélangées à d’autres et titrisées) qui ont conduit à la crise des subprimes. Ainsi, JP Morgan Chase & Co, Citigroup, Well Fargo, Goldman Sachs, Morgan Stanley et la Bank of America ont déjà dû accepter de lourdes factures, parfois supérieures à celle qui concerne BNP Paribas. Il est clair qu’un vent nouveau souffle à Washington. C’est le politique qui est aux commandes et aucune position établie aussi respectable soit-elle, financière ou industrielle, ne semble pouvoir résister à un État qui ne badine pas et qui entend que les règles édictées soient respectées et fait savoir aux autres pays que le droit américain n’a d’autres limites territoriales que celles décidées par les États-Unis eux-mêmes.
C’est bien ce double message que nos dirigeants politiques, Medef et commentateurs associés ont surtout cherché à ne pas entendre. Bizarre qu’un président qui avait pu nous faire croire que la finance était son principal ennemi n’ait pu trouver dans cette séquence matière à réflexion sur la façon d’attaquer ses positions. Bizarre qu’au moment où il cherche un retour de légitimité, il n’ait pu trouver une inspiration régalienne pour asseoir son autorité. Mais peut-on se déclarer le président des entreprises et froncer les sourcils à leurs infractions ? Donc, regarder à côté, surtout ne pas voir. Car cela pourrait donner des idées. Imposer de quelques milliards nos établissements financiers pour quelques infractions vraisemblables et les faire ainsi abonder au budget de l’État qu’ils ont contribué à déstabiliser eut été une leçon raisonnable de ce qui se passe outre-Atlantique que l’on tient pour notre Mecque.
Mais non, on n’y a vu que zèle et excès qu’il convenait de corriger. On imagine les cris d’orfraies et levers de boucliers que de telles mesures susciteraient chez nous et comment nos commentateurs nous expliqueraient que Kim Il-sung s’est installé à l’Élysée. Car ici prélèvement fiscal ou sanction judiciaire relèvent désormais de ce qui se pratiquait de l’autre côté du Mur de Berlin et ne pourraient conduire qu’à l’effondrement de l’économie.
La première leçon qui doit être tirée de cet épisode c’est qu’un État peut parfaitement s’attaquer à la finance et que le dernier mot peut lui appartenir en réaffirmant le primat de la souveraineté politique. Face à une telle détermination, le capital, accompagné de ses cabinets d’avocats et depuis longtemps entraîné aux fraudes, combinaisons, malversations, dissimulations et abus de droits, ne pourra que s’incliner. L’opinion publique se saisissant de ces questions peut y contribuer.
Évidemment la conception de la souveraineté que portent les États-Unis et qu’illustre cet épisode doit inquiéter et constitue la deuxième leçon qu’il convient de dégager. On l’aura compris, adossée à la force du dollar, la propension américaine à légiférer en dehors de son territoire et à rendre ses règles applicables par tous constitue une menace redoutable. Car comment échapper au dollar ? Le mérite de cette affaire sera d’avoir fait progresser la prise de conscience de cette situation. Mais aussi d’avoir stimulé la réflexion sur la recherche d’alternatives de résistance. Car comment rester sourd à ce principe édicté par Eric Holter, procureur général des États-Unis qui affirme avec tranquille assurance qu’« aucun individu, aucune entité qui fait du mal à notre économie n’est au-dessus de la loi ».
La réalité est sans appel. Le dollar est roi du triple point de vue de son usage commercial, de son rôle sur les marchés financiers et de son importance comme monnaie de réserve. En clair une majorité de pays et de personnes se sert du dollar pour commercer, spéculer et épargner. Selon la Banque des règlements Internationaux, 87 % des échanges sur les marchés des devises s’effectuent en dollars. Quant au financement du commerce mondial, il est, selon Swift, libellé à 81 % dans la monnaie américaine, devant le yuan chinois (8,7 %) et l’euro (6,6 %). La Chine aspire à rendre d’ici trois années sa monnaie complètement convertible et à lui faire jouer un rôle accru dans ses échanges commerciaux. On doit également remarquer les efforts des Brics dans leur recherche pour s’émanciper du dollar, notamment en créant une banque commune de développement. L’euro dont l’avenir est lourd d’incertitude et qui émane d’un continent plongé dans des politiques économiques récessives n’est pas aujourd’hui en capacité de voir son rôle accru. Tout cela appelle à une grande prudence dans les relations commerciales et économiques avec les États-Unis. L’affaire Bnp-Paribas pèsera sur les négociations en cours sur le Traité transatlantique.
Michel Rogalski
directeur de la revue Recherches internationales
Source : Metamag