Il ne manque pas d’écrivains réputés de leur temps, déclarés universels, « nobelisés » et, aujourd’hui, parfaitement oubliés. Ce qui n’est pas tout à fait le cas de Maxime Gorki (1868-1936). Opposant au régime tsariste, socialiste révolutionnaire, il avait mis sa plume au service des opprimés. Son roman « La Mère » (1907) fit le tour du monde. Ce premier Gorki est, sur bien des points, le pendant de Jack London, son contemporain.
Rallié à la dictature bolchevique, il fut un compagnon de route difficile au point qu’il s’exila en 1921 avant de rentrer en U.R.S.S. en 1924. Staline se l’appropria, le décréta fondateur du « réalisme socialiste » ; il le choya, l’espionna et, probablement, le fit empoisonner. Il faut lire Soljenitsyne, « L’Archipel du Goulag », la rencontre entre Gorki et le tsar rouge… L’écrivain se renia en vantant les mérites du chantier Baltique-Mer Blanche, ce canal qui vit périr à la tâche des dizaines de milliers de bagnards.
Mais c’est ici un autre Gorki qu’il faut saluer, l’homme qui avait compris la portée du premier conflit mondial. Le 22 août 1917, il écrit :
« Quelques dizaines de millions d’hommes parmi les plus vigoureux et les plus aptes au travail sont arrachés à la grande œuvre de la vie, au développement des forces productives de la terre, et on les envoie se tuer les uns les autres. Enfouis dans la terre, ils vivent dans la boue, sous la pluie, sous la neige ; leur espace est réduit ; ils sont épuisés par les maladies, dévorés par les parasites ; ils vivent comme des bêtes à l’affût les uns des autres afin de se tuer.
On tue sur la terre ferme, on tue sur les mers. Chaque jour sont ainsi exterminées des centaines et des centaines d’êtres parmi les plus évolués de notre planète, ceux qui ont créé ce que la terre a de plus précieux : la culture européenne.
Des milliers de villages, des dizaines de villes sont détruits, le travail séculaire de maintes et maintes générations est anéanti, des forêts sont abattues et brûlées, des routes sont saccagées, des ponts sont dynamités, de précieux ouvrages terrestres nés du douloureux et opiniâtre labeur de l’homme sont réduits en poudre et en cendres. La couche fertile de notre sol est pulvérisée par l’éclatement des fougasses, des mines, des obus, éventrée par les tranchées, le sous-sol stérile est mis à nu, toute la terre est défigurée, souillée par la chair pourrissante des innocents tués. On viole les femmes, on tue les enfants, il n’est pas de turpitude que la guerre n’autorise, il n’est pas de crime qu’elle ne justifie.
Nous vivons la troisième année de ce cauchemar sanglant et nous sommes devenus comme des bêtes, nous avons perdu la raison. Voici que l’art exacerbe la soif de sang, de meurtre et de destruction ! Voici que la science, violentée par le militarisme, se met docilement au service de l’extermination massive des hommes !
Cette guerre est le suicide de l’Europe ! »
(Pensées intempestives, L’Age d’homme, 1975)
Pour entrer dans le détail de cette réflexion il faut lire :
* Gérard Guicheteau, Jean-Claude Simoën, Histoire anecdotique de la Première guerre mondiale, Perrin, Tempus, 2014.
Des récits étonnants, avec une verve et un esprit qui décoiffent. Pour découvrir le « 75 » sous tous ses angles de tir, le martyre des cavaliers et de leurs montures, la « grande stratégie » conduite avec une « grandiose stupidité », les zeppelins et la Grosse Bertha, le génocide arménien, Foch contre Ludendorff…
Pour comprendre la mise à feu à l’été 1914 :
* Philippe Conrad, 1914, La guerre n’aura pas lieu, Genèse Edition, 2014.
Une approche non conforme, aussi savante que lumineuse des origines du conflit. Quand l’aléa vient tout brouiller et que l’irrationnel, la fuite en avant l’emportent.
Jean Heurtin.
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