Les démons du bien : un livre essentiel d’Alain de Benoist

11-01-2014 – 07h00 Paris (Breizh-info.com) – Nous reproduisons ici l’excellente critique du dernier ouvrage d’Alain de Benoist, intitulé « les démons du bien : du nouvel ordre moral à l’idéologie du genre » faite par l’animateur du site « Réflexions sur les temps qui courent peut-être ».
Ce qu’il y a de bien, avec Alain de Benoist, c’est qu’il est puissamment intelligent.
Donc, lorsqu’il fait paraître un nouveau livre, on y trouve toujours du grain à moudre, de quoi nourrir sa propre réflexion et le dernier paru n’y contrevient pas.
La première partie de l’ouvrage, intitulée « Le nouvel ordre moral » montre comment la logique libérale et son processus universel de marchandisation a inversé l’ancienne morale mais pour aboutir à une emprise beaucoup plus puissante sur l’ensemble des comportements.
La niaiserie et le psittacisme remplacent la pensée, le compassionnel et la victimisation généralisée remplacent l’attention concrète aux hommes concrets, sans oublier toutes les contradictions de tant de bonnes intentions (dont il ne faut jamais oublier qu’elles pavent l’enfer) qu’il croque avec verve : « On achète des voitures ‘écologiques’ sans s’interroger sur l’utilité même de la voiture (ou sur le fait qu’un million de voitures peu polluantes pollueront toujours plus que cent voitures traditionnelles). » Plus en profondeur, il s’interroge sur le refus de la discrimination, terme qui désignait à l’origine une opération intellectuelle visant à distinguer les uns des autres les êtres et les choses et devient aujourd’hui l’immoralité suprême, le mal en soi.Cela fait longtemps qu’Alain de Benoist monte au créneau contre le refus de l’altérité et la recherche effrénée du semblable, du même. Il introduit dans ce texte préliminaire un nouveau concept, celui de mêmeté. A défaut d’être euphonique, ce néologisme frappe l’esprit et, si l’on abrite comme moi les démons de la SF et de la BD, évoque les êtres quasi transparents ou mercuriels, interchangeables, foules où rien ne distingue l’un de l’autre qu’on trouve parfois associés aux déserts extraterrestres ou aux cavernes démoniaques. Reprenant le concept de Nouvelle Classe, il note qu’elle « entend domestiquer le peuple parce qu’elle en a peur, et elle en a peur parce que ses réactions sont imprévisibles et incontrôlables. Pour remédier à cette peur, elle cherche à en inculquer une autre au peuple : la peur de déroger aux normes, de penser par soi-même, de se rebeller contre le désordre établi. » La suprême habileté des nouveaux moralistes : faire appliquer la censure par les censurés eux-mêmes, qui l’intériorisent.
La seconde partie décrit ce qui pourrait être l’apogée de l’indifférenciation, la construction dans les milieux féministes américains de « L’idéologie du genre ».
Cela commence par un assez bref historique du mouvement féministe tel qu’il s’exprime surtout en Amérique du nord (Etats-Unis et Canada) et en France. Alain de Benoist souligne les divergences internes entre féministes différentialistes et féministes égalitaires, les contradictions et les excès qui, comme toute hubris, aboutissent au ridicule. En écho, relire le vieux Blaise : « L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange » – par exemple en déclarant que toute forme d’hétérosexualité est une aliénation de la femme, sans même parler de la maternité – « fait la bête » !Sans reprendre l’analyse très détaillée qu’il fait de ces mouvements et de leurs débats souvent assez âpres, mieux vaut laisser au lecteur le plaisir de les découvrir et d’en goûter tout le suc dans le livre, notons tout de même que, loin d’aboutir à une ligne politique claire et à un projet de société cohérent, le féminisme lorsqu’il se radicalise devient un haut lieu de la cacophonie. J’aurais parfois la dent plus dure que lui dont on sent qu’il se borne souvent à en rire mais c’est peut-être que, dans son adolescence de garçon, il n’a pas goûté la férocité des luttes entre filles, certes comme il le note le plus souvent verbales – il est rare qu’on aille jusqu’à la gifle – mais plus mortelles que les coups de poing.
En 1972, il le rappelle, une partie de ce mouvement féministe adopte la distinction établie par le psychanalyste Robert J. Stoller entre sexe biologique et genre à partir de l’étude clinique des transsexuels. Comme trop souvent en psychologie depuis Freud, on part donc de cas marginaux, voire pathologiques, pour généraliser à l’ensemble de la population et juger des usages et des cultures à cette aune. L’idéologie du genre va se traduire par des revendications politiques de plus en plus éloignées des luttes pour l’égalité des salaires ou l’accès aux postes de responsabilité ; ces revendications nouvelles serait plutôt d’ordre moral, intellectuel, linguistiques et toutes vont dans le sens d’une indifférenciation des êtres.
Après avoir rappelé de l’idéologie du genre qu’elle est volonté de séparer totalement le social du corps, de nier les déterminismes naturels et de considérer les déterminismes sociaux comme infiniment remodelables, Alain de Benoist passe à la critique de cette idéologie, s’appuyant aussi bien sur les données de l’ethnologie que sur celles de la recherche biologique la plus pointue. Les résultats de ces tests scientifiques lui permettent de démontrer que la part indéniable du social dans la distribution des rôles entre les sexes s’adosse bel et bien à une réalité biologique, ce qui d’ailleurs pose autant de questions que cela n’en résout mais peut-être n’était-ce pas le lieu de les approfondir dans un livre fait pour combattre une idéologie décollée du réel et, par là même, susceptible d’entraîner d’incalculables désastres. Ajoutons que la qualité des références s’accompagne souvent d’un humour ravageur, ce qui ne gâche rien.
J’aurais plus de réticences quant au chapitre intitulé « une nouvelle guerre des sexes ». Pour l’essentiel, Alain de Benoist y reprend la critique très juste d’un monde en voie de féminisation dans lequel disparaît la masculinité, critique qu’ont pu déjà énoncer des auteurs comme Michéa qu’il cite beaucoup, Alain Soral ou Eric Zemmour.Mais où a-t-il pris par exemple l’entrée massive des femmes dans le monde professionnel à partir des années 1970 ? Les femmes ont toujours travaillé, sauf les grandes bourgeoises de la Belle Epoque qui pouvaient s’ennuyer dans leurs intérieurs parce que gouvernantes, cuisinières et petites bonnes entretenaient la maison. Et les femmes du peuple, ouvrières ou dactylos, ne s’arrêtaient que pendant les quelques années où tous leurs enfants étaient en bas âge.Dans le monde paysan qui fut celui de la France jusqu’à la seconde guerre mondiale, les femmes avaient en charge la maison et son espace proche, potager, verger, basse-cour, animaux de garde et en tiraient leurs propres revenus. Dans les villes depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, on trouve des commerçantes, des tisserandes, d’autres artisanats où les femmes tenaient leur place. Et si certains métiers leur furent interdits au XIVe siècle finissant, cette interdiction même prouve qu’elles les exerçaient auparavant ; d’autre part, ces interdictions s’inscrivent dans la nécessité de reconstruire le monde détruit par la grande peste, de reconstituer des savoirs et des savoir-faire et de protéger celles par qui passait forcément la régénération démographique. Le « monde professionnel », mon cher Alain de Benoist, commencerait-il avec les cadres ?
Il cite beaucoup Darwin et Freud dans ce chapitre, Darwin et Freud qui se sont certes appuyés sur la science de leur temps mais nous avons avancé depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, trois ou quatre grandes théories tentent d’expliquer la complexification croissante de l’écosystème depuis l’apparition de la vie et les découvertes se succèdent à un tel rythme qu’on ne peut plus tout ramener à quelque avantage « adaptatif » ou reproductif. Par exemple, alors que le néo-darwinisme de stricte obédience implique des mutations génétiques s’opérant au hasard, les études les plus récentes montrent que ce n’est pas le cas, qu’elles se produisent le plus souvent en réponse à une altération du milieu et que, d’autre part, la transformation se fait beaucoup plus vite que ne le prévoyait la théorie.Cela passe évidemment par la reproduction mais ce n’est pas par une quelconque sélection naturelle. Les processus semblent beaucoup plus complexes. Quant à la psychanalyse, pratiquement toutes les bases neurologiques sur lesquelles s’appuyait Freud ont été revues et largement corrigées au point que, privée de son ancrage biologique, elle n’est plus qu’une idéologie sans racines. S’y référer comme à un acquis indépassable ne peut qu’affaiblir le raisonnement. Dommage, car il faudrait aller plus loin dans l’analyse de cette dévirilisation qui se traduit aussi par une perte de fécondité biologique masculine qu’on attribue à de nombreuses causes, en général à la pollution chimique ou électromagnétique. Il serait intéressant d’étudier les liens entre cette altération du sperme et la dévirilisation idéologique. Il faudrait aussi noter que cela ne vaut que pour ce qu’il est convenu d’appeler l’occident, Europe et Amérique du nord. En Inde, le déséquilibre démographique le plus inquiétant est au contraire une sur-virilisation, avec l’avortement sélectif des filles et l’augmentation corrélative des violences.
Peut-on parler de féminisation de la société ? En Amérique du nord, sans aucun doute mais elle ne date pas d’hier.
Une de mes amies qui a longtemps vécu aux Etats-Unis me faisait remarquer il y a quelques années que, sans le savoir, les WASP alors dominants se soumettaient aux fonctions que les Amérindiens avaient attribuées aux divers lieux. Ainsi Manhattan restait un sas, une porte d’entrée. Ainsi Los Angeles, où les Amérindiens allaient déposer leurs maladies en particulier mentales, s’en débarrasser, est-elle devenue à la fois le lieu de prolifération de toutes les folies et d’obsession de la psychothérapie.
Or chez les sédentaires cultivateurs de maïs, Hopis ou Navajos, le système de parenté est matrilinéaire et matrilocal. L’homme va vivre chez son épouse. Pour les effets psychologiques sur les mâles, je renverrais à l’un des classiques de l’ethnologie, Soleil hopi*. D’autre part, chez les Indiens des plaines, on trouve toute une tradition de l’inversion, du changement social de sexe, ritualisée dans ces cultures traditionnelles.L’actuelle féminisation d’une partie des USA correspond assez bien, dans ses revendications comme dans ses effets, à un retour vers ce mode sociétal amérindien. Le plus étonnant, d’ailleurs, c’est que les anciens conquérants puritains marqués par le patriarcat biblique ou venus de cultures machistes comme en Italie se soient transformés comme s’ils étaient imprégnés à leur insu de l’inconscient collectif des peuples autochtones qu’ils avaient largement exterminés.Il y a là un phénomène qui mériterait une étude plus poussée. En Europe, les choses me semblent plus complexes et plus lentes à bouger en dehors de la mince pellicule de journalistes, de politiciens et d’universitaires de l’EHESS qui parle très fort et imagine des lois dans une indifférence de plus en plus coléreuse de « la France d’en bas ». Elisabeth Badinter a le verbe haut, mais qui l’écoute ?
En dehors de ces quelques réserves, je ne saurais trop recommander la lecture de ce livre, une des meilleures et des plus intelligentes synthèses sur l’idéologie du genre. Et surtout Alain de Benoist a su relier les dernières folies de nos ministricules, comme le « mariage pour tous », à l’hédonisme narcissique requis par le libéralisme financier et la marchandisation de tous les échanges, de tous les aspects de l’existence sous sa férule. A méditer longuement.
* Don C. TalayesvaSoleil Hopi. L’autobiographie d’un Indien Hopi, Librairie Plon, Collection Terre Humaine, Paris, 1959
Alain de Benoist, Les Démons du Bien : Du nouvel ordre moral à l’idéologie du genre, Essai, éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.
Crédit photo : DR
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