Irlande du Nord. « Les évolutions seront lentes » [entretien avec François Vincent]

26/06/2014 – 07H00 Irlande du Nord (Breizh-info.com) – Nous avions parlé récemment du blog « Couleurs Irlandaises » tenu pendant des années par un Français habitant en Irlande du Nord. Alors que Gerry Conlon vient de décéder, alors qu’une nouvelle génération d’activites semble vouloir reprendre le chemin de la guerre en Ulster, et à quelques jours des grandes parades orangistes, nous avons interrogé François Vincent, rédacteur du blog Couleurs Irlandaises, qui vit là-bas et observe depuis des années le conflit et la vie des catholiques et des protestants en Ulster.
Pour comprendre le conflit nord irlandais, interview à lire de toute urgence !

François_vincent

Breizh-info.com :  Pouvez vous vous présenter ? Qu’est ce qui vous a poussé à aller en Irlande du Nord ?

François Vincent : Je m’appelle François VINCENT. Je suis de nationalité française, j’ai 47 ans et j’habite en Irlande du Nord depuis 24 ans maintenant. J’ai donc passé la moitié de ma vie ici, même si je reste en contact très étroit avec la France. Ma venue en Irlande du Nord a été un peu le fruit du hasard, puisque j’avais fait une fac’ d’anglais, et que je pensais au départ venir effectuer un séjour linguistique en Écosse (l’Angleterre ne m’avait jamais attiré). De fil en aiguille, j’ai débarqué à Belfast un beau matin, où j’ai travaillé brièvement (et laborieusement !) comme serveur, et découvert un accent à couper au couteau, à savoir celui de mes collègues issus des quartiers ouvriers de Belfast Ouest. Mais je m’y suis fait ! Ensuite, j’ai fait une demande pour être assistant de langue, et le hasard d’une affectation m’a conduit à Banbridge. Quelques déménagements plus tard, j’y suis retourné pour m’y installer pour de bon, après quoi je me suis formé au journalisme, intégrant l’équipe de la gazette locale.
C’était il y a une vingtaine d’années. Je n’ai pas de racines irlandaises, mais, avec le recul, je suis très heureux d’avoir été le témoin privilégié d’un processus de paix dont tout le monde peut aujourd’hui mesurer la portée. Lorsque je suis arrivé en Irlande du Nord, le climat était tout autre. Les attentats y étaient quotidiens, la police et l’armée ne se déplaçaient qu’en véhicules blindés, les milices protestantes tuaient aveuglément des catholiques innocents, et l’IRA elle-même menait une campagne très dure et très violente. Tout cela est, fort heureusement, du passé.

Breizh-info.com : Quel était le principe du blog couleurs irlandaises ? Pourquoi l’avoir stoppé ?

François Vincent : Je suivais depuis longtemps les blogs hébergés par Libération, et cela faisait longtemps que je ruminais l’idée d’un blog qui parlerait de mon quotidien, à savoir celui d’un soldat de deuxième pompe de l’info municipale. Le côté « Don Camillo » me plaisait, à savoir l’évocation d’une bourgade tiraillée entre deux camps. Et je pensais également que ma petite ville constituait un microcosme idéal pour évoquer l’actualité nord-irlandaise de manière plus globale. Enfin, le fait de travailler pour une gazette municipale était un atout précieux, puisque je suis au courant de tout, de par mon métier. Et comme les élus de tous bords savent que je ne suis pas né ici, ils me disent les choses franchement, sans prendre de gants. Si j’étais d’ici, un interlocuteur protestant unioniste devinerait sans doute en moi un catholique au positionnement républicain (« Vincent », mon nom de famille, étant estampillé « catholique » ici !), et donc cet interlocuteur hésiterait à me dire le fond de sa pensée. En plus de l’angle municipal, je voulais vraiment que toutes les infos soient absolument véridiques, sans exagérations, même si le ton se voulait souvent ironique, notamment pour dénoncer les étroitesses d’esprit, les mesquineries et les sectarismes. Enfin, je voulais m’éloigner du positionnement français habituel qui consiste souvent, par réflexe, à prendre fait et cause pour la communauté catholique, et pour le projet politique porté par les républicains. J’ai donc tenté de porter un regard plus neutre, souvent assez tendre, sur les uns et les autres, et j’ai aussi tenté d’expliquer le poids écrasant de l’histoire dans le conflit nord-irlandais.

J’ai fini par interrompre mon blog car je l’avais alimenté pendant plus de trois ans, avec, je crois, près de 300 articles à mon actif. Il me semblait que l’heure était venue de laisser la place à d’autres. Mon contact, à Libération, m’avait demandé trois articles par semaine, sans se rendre compte, peut-être, de la lourdeur de la tâche dans le cadre d’une activité bénévole. Mais la principale raison qui m’a fait interrompre mon blog, c’est le problème récurrent de la « saison des défilés » orangistes qui plombe les rapports entre catholiques et protestants de souche ouvrière tous les étés. C’est une actualité très déprimante à évoquer. Pour faire court, certains protestants (de souche ouvrière, essentiellement), affiliés à l’Ordre d’Orange, défilent tous les étés pour commémorer la victoire d’un roi protestant sur son rival catholique, il y a de cela plus de 300 ans. Des défilés perçus comme une provocation par les catholiques. Chaque année, la police est obligée de s’interposer, et les débordements sont nombreux. Et comme l’alcool coule à flot, on imagine à quel point les choses dégénèrent bien vite. Évoquer cette actualité tous les étés commençait donc à me peser, car je préférais, de très loin, m’intéresser à des choses plus positives et à des évolutions méconnues des Français, avec, là encore, un angle municipal que je tentais à chaque fois de privilégier.

Breizh-info.com :  Les étrangers ont une image souvent déformée de la situation en Irlande du Nord. Où en est on aujourd’hui ?

François Vincent : L’image reste caricaturale, mais il est intéressant de constater que les étrangers, ainsi que les ressortissants de l’Éire, se risquent de plus en plus en Irlande du Nord. Il y a encore quelques années, ils n’osaient pas s’aventurer ici ! Le « tourisme politique » est également devenu une activité économique importante à Belfast, avec d’anciens prisonniers qui font visiter leur quartier, et celui de la communauté adverse. En dehors de ces quelques quartiers encore marqués par les années de conflit, force est de constater que la situation s’est normalisée à Belfast, et le centre offre aujourd’hui une image plutôt moderne et prospère. Là encore, c’est une évolution qui va à l’encontre des clichés.
Aujourd’hui, le processus d’apaisement et de normalisation est bien enclenché. La nouvelle génération n’a jamais connu le climat de guerre civile qui caractérisait l’Irlande du Nord autrefois. Les accords de paix du Vendredi Saint ont été signés il y a de cela 16 ans, et ils ont été consolidés depuis. Le Sinn Féin et le Social Democratic & Labour Party (SDLP), les deux formations catholiques, ont soutenu ces accords dès le départ, ainsi que les modérés de l’Ulster Unionist Party (UUP). Une décision très courageuse dans le cas de l’UUP. Ils y ont d’ailleurs laissé pas mal de plumes et cette formation, majoritaire à l’époque dans le camp unioniste, a été depuis torpillée par le Democratic Unionist Party (DUP), formation beaucoup plus radicale à l’époque, et opposée à ces accords de paix… avant qu’elle ne se ravise, constatant à quel point la population, dont son électorat, soutenait ces mêmes accords.

Aujourd’hui, la clé de voûte du processus de normalisation repose sur le partage du pouvoir, au niveau de l’exécutif nord-irlandais, entre catholiques et protestants, avec un symbole fort: un Premier ministre protestant et issu du DUP, à savoir Peter Robinson, et un vice-Premier ministre catholique, ponte du Sinn Féin et ancien de l’IRA, en la personne de Martin McGuinness. Les deux hommes travaillent relativement bien ensemble (malgré quelques couacs et frictions), et ils jouissent, au sein de leurs formations respectives, d’une grande autorité et d’une forte assise. Cette structure collégiale permet désormais aux Nord-Irlandais de gérer les affaires courantes, et de se chercher un avenir commun plus sereinement, ce qui n’était pas le cas autrefois.

Breizh-info.com : Quel est le positionnement de la communauté catholique par rapport au Royaume-Uni ? Y a t-il vraiment une harmonie entre catholiques contre les protestants ?

François Vincent :  Vu de France, beaucoup d’observateurs s’imaginent que les catholiques nord-irlandais souhaitent quasiment tous le rattachement de l’Irlande du Nord, actuellement sous administration britannique, à l’Éire indépendante. Certains s’imaginent également que les protestants nord-irlandais sont de plus en plus séduits par cette option, sentant souffler le vent de l’histoire. En réalité, la situation est tout autre, comme le démontre un certain nombre d’études récentes. Ainsi, selon un sondage de 2011, 52% des catholiques nord-irlandais souhaitent que l’Irlande du Nord demeure dans le Royaume-Uni, tout au moins pour l’instant (ils sont 33% à souhaiter l’unité irlandaise à long-terme). À l’inverse, ce même sondage indique que seul 1% des protestants nord-irlandais souhaitent le rattachement de leur bout d’Irlande à l’Éire. Toutes confessions confondues, les Nord-Irlandais ne sont donc que 16% à souhaiter l’unité irlandaise… On est loin du compte !

Ces résultats peuvent sembler étonnants au premier abord, mais ils s’expliquent en fait assez bien, si l’on prend soin d’établir une distinction entre le sentiment d’appartenance à la nation irlandaise, que quasiment tous les catholiques nord-irlandais revendiquent, et la notion, hautement pragmatique, de tutelle nationale. C’est ce pragmatisme qui fait préférer à de nombreux catholiques nord-irlandais la perspective de demeurer au sein d’un ensemble national bien plus grand, à savoir le Royaume-Uni, y voyant peut-être une entité nationale et économique plus sécurisante. Il faut dire que l’Éire n’a guère été un modèle de réussite économique, en quasiment un siècle d’indépendance, puisque l’économie n’a vraiment décollé qu’au début des années 90, en large partie grâce à la bulle immobilière, celle-là même qui a éclaté en 2007. Les catholiques nord-irlandais qui souhaitent le maintien de leur quart nord-est d’Irlande dans le Royaume-Uni sont donc des pragmatiques assumant pleinement certaines contradictions pourtant flagrantes, puisqu’ils préfèrent en général opter pour un passeport irlandais et qu’ils ne votent quasiment pas pour les formations politiques unionistes. Sans être un spécialiste de la Bretagne, j’imagine que cette ‘duplicité nationale’ doit être un phénomène assez répandu chez vous également, puisque nombre de vos ressortissants, Bretons dans l’âme, craignent peut-être, à tort ou à raison, la perspective de la sécession et de l’indépendance, pour des raisons économiques. Les Écossais sont assez frileux sur cette question également.
Pour en revenir à ces 52% de catholiques nord-irlandais qui choisissent, par pragmatisme, de demeurer dans le Royaume-Uni, il faut aussi voir le bon côté des choses : le projet d’unité nationale ne pourra aboutir qu’en obtenant la pleine adhésion de la communauté protestante. Il y a 20 ou 30 ans, certains catholiques républicains s’imaginaient pouvoir passer outre, forts de la majorité qu’ils s’imaginaient avoir en faveur de leur projet. L’Irlande unifiée sera donc pluraliste, ou elle ne sera pas. Voilà qui a de quoi rassurer les protestants, et réjouir ceux qui, en Irlande ou ailleurs, souhaitent voir aboutir un véritable projet unitaire, respectueux des minorités historiques, qu’elles soient confessionnelles ou autres, et soucieux de garantir la pleine égalité de tous, sans triomphalisme communautaire.

Breizh-info.com :  Avec le mois de juillet, les traditionnelles marches orangistes vont reprendre. Quelle est la situation cette année ? Sommes nous dans une période à risque ?

François Vincent : Nous sommes toujours dans une période à risque… surtout lorsque le temps est au beau fixe, car les émeutiers (ces petits délicats) n’aiment pas la pluie ! Depuis un certain nombre d’années, heureusement, il existe un organisme indépendant qui décide, au cas par cas, si un défilé peut avoir lieu. Ce même organisme peut également modifier un itinéraire, ou interdire aux fanfares de jouer certains airs, dès lors qu’il y a une volonté de provocation. Force est de constater que cet organisme a su, bien souvent, désamorcer certaines tensions.

Breizh-info.com :  Parlez nous de la bombe qui a explosé à Derry récemment.

François Vincent : Je pense que vous faites allusion à l’engin incendiaire déposé à l’hôtel Everglades, dans la ville frontalière de Derry. La police y avait organisé un séminaire pour embaucher de nouvelles recrues, dans une ville majoritairement catholique. Une démarche qui s’inscrivait dans un processus vivant à augmenter la proportion de recrues catholiques dans la police. Il faut savoir que la police nord-irlandaise a fait l’objet d’une refonte totale, suite aux accords de paix de 1998 (accords du Vendredi Saint). L’ancienne Royal Ulster Constabulary (RUC), à 93% protestante, a cédé la place au Police Service of Northern Ireland (PSNI) en 2001. Grâce à une politique de discrimination positive, et dans un climat politique déjà relativement apaisé, seules quelques années ont suffi pour que le PSNI accueille 30% de recrues catholiques. Ce chiffre est en constante augmentation, mais certains jusqu’au-boutistes catholiques dissidents, opposés aux accords de paix de 1998, voient cette normalisation d’un très mauvais œil. Voilà pourquoi la police, et indirectement cet hôtel, étaient visés.
Il faut aussi rappeler que Derry a toujours été une ville rebelle par excellence. Elle reste très marquée par les discriminations passées en tous genres, et notamment au niveau de la représentation politique, et chacun garde aussi en mémoire le « dimanche sanglant », ou « Bloody Sunday » en anglais. Ce jour-là (30 janvier 1972), l’armée britannique ouvrit le feu sur des manifestants sans armes. Le bilan fut de 14 morts. C’est suite à ce drame que la jeunesse catholique abandonna la lutte pacifique pour rejoindre l’IRA.

Breizh-info.com : Comment voyez vous l’avenir en Ulster ?

François Vincent : Je pense que les évolutions seront lentes. Avant même d’évoquer la perspective d’une Irlande unie, il faut d’abord unifier l’Irlande du Nord, c’est-à-dire lutter contre les clivages communautaires dans ce bout d’Irlande qui est le théâtre du conflit. Les jeunes Nord-Irlandais s’y attellent, en plébiscitant de plus en plus le label « Nord-Irlandais » pour se définir, sachant qu’il s’agit d’un postulat identitaire de compromis, et relativement neutre politiquement, contrairement aux labels « britannique » et « irlandais » qui, eux, sont très connotés sur les plans identitaire, communautaire, politique, confessionnel, voire ethnique, puisque les protestants sont le plus souvent de souche écossaise.

Aujourd’hui, les uns et les autres ont compris que la violence divise la population. Les républicains, théoriquement porteurs d’un projet d’unité nationale pluraliste et laïque, comprennent aujourd’hui à quel point les théoriciens de l’IRA et du Sinn Féin (son bureau politique) s’étaient fourvoyés, dans les années 70, en s’imaginant pouvoir unir catholiques et protestants autour d’un combat de libération nationale. En réalité, l’« ennemi » n’était pas le soldat britannique, mais bel et bien le voisin protestant, ce pauvre bougre dont le seul tort était d’être né dans une communauté qui se considérait, et se considère encore, britannique. À chaque fois qu’un policier protestant était tué par l’IRA, c’était la communauté protestante dans son ensemble qui se sentait visée dans sa chair et dans son identité confessionnelle… sachant que le protestantisme, notamment évangélique, équivaut à du christianisme puissance 10. Ce sont des gens dont la bible est le livre de chevet, lu chaque soir avant de se coucher. Des gens qui s’endimanchent pour se rendre au temple religieusement, chaque dimanche (souvent deux fois le dimanche). Cette ferveur religieuse n’a jamais été comprise par le mouvement républicain, essentiellement laïque.

Je pense qu’on s’oriente vers un modèle complexe, sans doute inédit et peut-être un peu bancal, fait de compromis… un peu à la belge (pardon pour tous mes amis belges !). Par exemple, on pourrait très bien imaginer une Irlande unie, mais fédérale, donc très décentralisée, avec une province au nord-est qui conserverait le nom et les frontières de l’actuelle Irlande du Nord. On pourrait aussi imaginer que cette province demeurerait au sein du Commonwealth, et que ses ressortissants continueraient d’y jouir de la double nationalité. Ou même qu’elle conserverait la livre Sterling comme monnaie. On pourrait aussi imaginer un nouveau drapeau irlandais, comme en Afrique du Sud, car force est de constater que l’actuel est à jamais « grillé » aux yeux de la communauté protestante. À cet égard, le référendum écossais sera riche d’enseignements, car les Écossais ont appréhendé la question de l’indépendance avec tact et subtilité, en proposant de garder la Reine comme chef d’État, la livre comme monnaie, et le maintien de l’Écosse dans le Commonwealth. C’est un exemple à méditer, je pense.

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